Société à mission – la solution aux antagonismes ?

In Gouvernance by Martin Werlen

En 2019, la loi Pacte introduit la qualité de société à mission permettant à une entreprise de déclarer sa raison d’être à travers plusieurs objectifs sociaux et environnementaux. Cette loi a permis à des entreprises comme MAIF, Danone, CAMIF, Rocher, et bien d’autres aujourd’hui de devenir des « sociétés à mission ». 

Premier antagonisme1 que l’entreprise à mission souhaite réconcilier : la performance économique de l’entreprise et sa contribution à l’intérêt général. C’est bien leur image et leur crédibilité à l’extérieur de l’entreprise qui est en jeu. Néanmoins, à l’intérieur aussi se joue au quotidien des dilemmes : Comment incarner sa raison d’être ? Comment assurer la bonne réalisation de ses missions ? Qu’est ce que l’entreprise à mission change aux pratiques de management ? Ce sont les questions que nous avons abordées dans notre conférence de novembre dernier organisée par MAIF Start Up Club.

Article écrit suite à la table-ronde “Entreprise à mission : incarner la raison d’être collectivement” organisée par le MAIF Start Up Club en novembre 2020.

Quelle est l’origine des entreprises à mission ?

Avec le concours de la Chaire Théorie de l’Entreprise des Mines et du Collège des Bernardins et à l’issue du rapport Notat/Senard, la loi PACTE est née en 2019. C’est l’aboutissement de nombreux travaux de recherche à la croisée de plusieurs disciplines : les sciences humaines, l’histoire et le droit, comme nous le rappelle Armand Hatchuel, professeur au Centre de gestion scientifique MINES ParisTech. Au départ, nous explique t-il, nous avons une représentation tronquée de l’entreprise : une croyance selon laquelle elle est uniquement un acteur économique. Mais c’est aussi une “activité”, qui par nature a un impact sur le monde. La loi Pacte permet de donner justement les moyens aux entreprises qui le souhaitent d’installer dans le droit leur représentation de l’impact qu’elles souhaitent avoir sur le monde.

“La parole des entreprises n’est pas une parole crédible” nous rappelle Armand Hatchuel. Les promesses des entreprises n’engagent que ceux qui les croient. Et la défiance a grandi pendant les dernières décennies entre la société et le monde des affaires. Il s’agit donc de crédibiliser la parole des entreprises. Et c’est l’un des objectifs recherchés par le dispositif “société à mission”.

Qu’est ce qu’une société à mission ?

La qualité de société à mission a été introduite par la loi PACTE pour reconnaître la possibilité aux entreprises qui le souhaitent de se doter d’une raison d’être dans leurs statuts intégrant la prise en compte des impacts sociaux, sociétaux et environnementaux de leurs activités. 

Pour devenir entreprise à mission, la loi PACTE prévoit :

  • L’inscription d’une raison d’être dans les statuts de l’entreprise, 
  • La définition d’objectifs sociaux et environnementaux que la société se donne pour mission de poursuivre,
  • La mise en place d’un comité de mission (avec au moins un salarié) pour suivre l’exécution de la mission.
  • Le contrôle du dispositif par un Organisme Tiers Indépendant (OTI) dont l’application reste encore à définir aujourd’hui.

« Le bicaméralisme est un formidable outil pour gérer les dilemmes

Armand Hatchuel

Quel contrôle de l’exécution de la mission offre la loi PACTE ?

En se dotant d’un mécanisme de reddition des comptes, la loi PACTE prend le contre-pied des Benefit Corporations aux Etats-Unis. Si le comité de mission a un rôle purement consultatif, l’OTI devrait quant à lui avoir le pouvoir de retirer le statut de “société à mission” en cas de non-respect des engagements de l’entreprise, mettant ainsi à mal sa notoriété. Dans les faits, il faudra attendre la jurisprudence et les premiers audits pour évaluer le réel pouvoir de ces OTI. 

Pour autant, en se dotant d’une raison d’être publique, les sociétés à mission relèvent le niveau d’exigence que clients, partenaires, employés peuvent attendre d’elles. Et ce sera donc au “comité de mission” de discuter des dilemmes entre raison d’être sociale et environnementale & performance économique. Si la loi laisse l’entreprise libre de choisir sa constitution, elle impose la présence d’un·e salarié·e dans ce comité. MAIF a par exemple choisi d’y intégrer 5 experts externes, 2 représentants des sociétaires – administrateurs, 2 représentants des salariés, nommés après un processus de sélection interne, et un représentant des métiers ; comme nous l’explique Franck Carnero, Directeur Mission & Impact du groupe. Pour la première fois en France – contrairement à notre voisin outre-Rhin – des salariés participent à la direction de l’entreprise, même si c’est encore très anecdotique, et non pas seulement à la définition des conditions de travail via les instances représentatives du personnel. On peut aussi noter, comme le dit Pauline d’Orgeval, co-fondatrice du service de télémédecine deuxiemeavis.fr, que le comité de mission pourrait être un outil pour embarquer des acteurs de son écosystème dans cette démarche d’impact.

En quoi l’entreprise à mission permet de gérer les injonctions paradoxales ?

L’entreprise, par nature, est composée d’acteurs aux intérêts souvent antagonistes (actionnaires, salariés, représentants du personnel, clients,..). Même si le pouvoir décisionnaire est largement détenu par la Direction sous mandat des actionnaires, des contre-pouvoirs existent et s’exercent dans le cadre légal comme dans le travail quotidien. L’entreprise fait face à des dilemmes. L’un des plus communs est l’arbitrage entre action avec effets à court terme vs. long terme, mais l’on peut aussi citer l’expérience client vs. l’expérience collaborateur ou encore la rémunération du capital vs. la rémunération du travail.

“Le bicaméralisme est un formidable outil pour gérer les dilemmes”, souligne Armand Hatchuel. C’est l’objectif poursuivi par la loi Pacte que d’offrir, à travers le comité de mission, un espace de discussion sur les antagonismes vécus en entreprise. Le Groupe MAIF utilise par exemple un outil “le quadriptyque », sorte de radar à 4 orientations : sociétaires, société, acteurs internes, pérennité de l’entreprise, qui permet d’évaluer différents scénarios et arbitrer des décisions. C’est ce que le Groupe a fait lors du premier confinement en rendant 100 millions d’euros à ses sociétaires (pour les assurés de véhicules non-utilisés pendant la crise). Un arbitrage qui entame une grande part des résultats annuels, mais mise sur cet événement pour crédibiliser MAIF et attirer de nouveaux clients par sa singularité.

Ces dilemmes sont aussi vécus au quotidien par les salariés sous forme d’injonctions paradoxales : conseiller les clients avec sincérité sans entamer les résultats, prendre soin des équipes sans perdre de productivité, innover sans droit à l’erreur, etc. Au sein de MAIF, trois éléments sont mis en place pour permettre aux salariés de s’y retrouver : le quadriptyque cité précédemment, une feuille de route par métier pour décliner les engagements issus de la raison d’être et un mode de management par la confiance. Armand Hatchuel nous rappelle d’ailleurs ce qui est en jeu avec l’incarnation de la raison d’être à tous les étages de l’organisation ; il s’agit d’une transformation culturelle, consistant à rendre simple et intuitif un changement de paradigme.

Quel management pour les entreprises à mission ?

Tout d’abord, la gouvernance est sur le point d’évoluer. Au cours des dernières décennies, la durée d’exercice des dirigeants s’est considérablement réduite du fait d’un renforcement du pouvoir actionnarial. Avec l’entreprise à mission, ce lien entre gouvernants et actionnaires se complexifie et se sophistique. Armand Hatchuel nous rappelle qu’en 2008 la crise économique a été amorcée par 5 banques. A raison de 20 personnes par conseil d’administration, 100 personnes ont impacté la vie de millions d’autres. Il faut faire évoluer ces arcanes de pouvoir. Et la loi Pacte est un premier “caillou” jeté dans le jardin du capitalisme actionnarial. 

Ensuite, Armand Hatchuel, nous rappelle que l’entreprise à impact impose une forme de participation avec la présence d’au moins un·e salarié·e dans le comité de mission. C’est un premier pas vers des mécanismes de co-direction entre les représentants du capital et du travail. Beaucoup disent que la loi n’est pas assez ambitieuse sur le sujet de la participation des salariés, heureusement les premières sociétés à mission essaient d’aller plus loin. MAIF par exemple a organisé un processus participatif pour définir sa raison d’être et ses engagements. C’est à l’issue d’une consultation qui a mobilisé une large part de salariés, des partenaires externes et près de 200 000 sociétaires, que MAIF a abouti à formaliser sa raison d’être et ses engagements.

Enfin, le dispositif société à mission tend à ouvrir l’entreprise sur son écosystème. Armand Hatchuel nous rappelle que les entreprises qui ont eu le plus d’impact sur le monde les dernières décennies étaient ouvertes et connectées à d’autres sphères que les affaires : scientifiques, associations, penseurs… L’idée d’une gouvernance fermée n’a plus sa place dans un monde toujours plus complexe à appréhender.

La loi PACTE est davantage entraînante que coercitive. Certains s’en désolent. Pour autant, l’entreprise à mission peut aussi être vue comme un brêche dans une représentation très libérale de l’entreprise : participation, ouverture, nouveaux rapports entre gouvernants et actionnaires. Il faut s’y engouffrer pour interroger l’antagonisme des intérêts défendus dans ses orientations stratégiques jusqu’aux décisions les plus opérationnelles. Et ce sont les pionniers des sociétés à mission qui posent les premiers jalons de ce que l’entreprise de demain pourrait être. Si la gouvernance et l’équilibre de pouvoir entre dirigeants et actionnaires restent sans doute la question la plus brûlante (comme nous l’a montré la récente éviction d’Emmanuel Faber de Danone), indéniablement la transformation des organisations est aussi un levier clé pour crédibiliser et renforcer cette démarche. En d’autres termes, quels types d’organisation et de management adopter pour que chacun dans l’entreprise incarne sa raison d’être ?

Cet article a été rédigé à la suite de la table-ronde “Entreprise à mission : incarner la raison d’être collectivement” organisée par le MAIF Start Up Club en novembre 2020 (rediffusion ici) et qui réunissait Armand Hatchuel, professeur au Centre de gestion scientifique MINES ParisTech, Pauline d’Orgeval, co-fondatrice du service de télémédecine deuxièmeavis.fr et Franck Carnero, Chief Mission Officer / Directeur Mission & Impact chez MAIF.

En 2021, nous continuons d’explorer quels modes d’organisation et de management permettent de démultiplier l’impact des entreprises engagées. Si le sujet vous intéresse, n’hésitez pas à nous contacter : martin@resiliences.co

  1. Antagonisme : “État d’opposition de deux forces, de deux principes” – Le Robert