Brigitte Nivet est enseignante et chercheuse en Management et Gestion des Ressources Humaines. En tant qu’enseignante à l’ESC Clermont Business school, elle est responsable pédagogique du Mastère Spécialisé GRH & Innovation Managériale. En tant que chercheuse, elle est co-fondatrice du programme de recherche P.E.O.P.L.E., directrice du Centre Associé Régional clermontois du Cereq et conduit des travaux de recherche au sein du Laboratoire CleRMa. Elle combine son activité d’enseignement et de recherche avec des missions de conseil et d’accompagnement d’entreprises dans le cadre de projets d’étudiants tutorés notamment.
Nous nous sommes rencontrées dans le cadre de la Convention citoyenne organisée par la Ville de Clermont-Ferrand en tant qu’expertes auprès des panélistes sur la thématique « travail et démocratie ». Pourquoi être intervenue dans ce cadre et que souhaitais-tu partager avec les citoyens panélistes ?
Je suis intervenue dans la Convention citoyenne car les transitions écologique, sociale et démocratique sont des dynamiques actuelles importantes à mes yeux. Il est fondamental que la recherche ne reste pas entre les murs d’une institution et soit au rendez-vous des attentes des citoyens. Je crois à l’intérêt de l’hybridation et de la confrontation des savoirs : savoirs scientifiques, savoirs militants, savoirs ordinaires comme source d’apprentissage pour chacun. Le travail est trop souvent un impensé et je suis heureuse de contribuer à nommer les choses car le travail peut et doit être un espace de citoyenneté et de démocratie !
En tant que chercheuse en management et gestion des ressources humaines, tu as analysé et publié des travaux sur le « malaise du management ». Peux-tu expliciter les causes de ce malaise selon toi ?
Le malaise du management est profond. Il naît du fait que le management évacue la question du sujet et de sa subjectivité, donc une partie du réel. Cela produit des formations et discours sur le management « hors sol », fondés sur une pseudo-rationalité consolidée par des données comptables et chiffrées qui résumeraient la complexité de la réalité. Il faut sortir de cette tendance à l’ « excellisation du monde » : ce n’est pas un tableau Excel qui peut mobiliser l’envie, le sens, l’énergie et l’engagement au travail chaque matin ! Derrière ce malaise, il y a une vraie violence car le sujet devient un objet, une variable d’ajustement.
« On a fait porter sur l’individu toute la responsabilité de l’échec pour éviter de poser les questions sur l’organisation et le système managérial. »
Il y a des perversions réelles dans la façon dont le modèle capitaliste s’est saisi des aspirations sociétales. Prenons l’exemple de l’aspiration et l’injonction à l’autonomie. Le modèle actuel nous dit « soyez autonomes !» tout en intégrant toujours plus de contraintes, de normes et de prescriptions. Répondre à cette injonction paradoxale devient souvent totalement impossible. Par ailleurs, les jeunes ont un rapport au travail différent, notamment fondé sur un meilleur équilibre vie professionnelle / vie personnelle. La réponse apportée va souvent être d’intégrer ces besoins dans la sphère de l’entreprise : salles de sport, salles de repos… Or, derrière la plupart des discours et pratiques sur le bien-être des travailleurs, il s’agit de fuites et d’artifices pour ne pas se préoccuper du travail réel.
Ces dernières années, on a psychologisé à outrance la relation de travail, en faisant porter sur l’individu toute la responsabilité de l’échec pour éviter de poser les questions sur l’organisation et le système managérial dans son ensemble. « On va t’aider à te rendre plus fort pour t’adapter au modèle ! ». L’occultation de la subjectivité est très pernicieuse car elle conduit à vouloir toujours adapter la personne aux conditions de l’organisation plutôt que l’inverse. Se préoccuper du travail réel consiste au contraire à prendre en compte la singularité de chaque situation de travail et le besoin de reconnaissance de chacun.e, faire en sorte que chaque travailleur puisse se saisir de son travail, en parler, le faire évoluer, en être fier.
Il y a bien en effet un travail conjoint à mener en collectif sur l’organisation du travail et un besoin de développement de compétences individuelles des managers. Selon ton expérience d’enseignante en formation continue, quels sont les déclics majeurs en termes de changement de posture managériale que tu as pu observer et accompagner chez les dirigeants d’entreprises ?
J’ai eu la chance d’en accompagner et en observer un certain nombre !
Je pense notamment à un cadre de production dans une grande entreprise que j’ai eu en formation continue. Ce monsieur était physiquement très tendu et son visage « chiffonné » parlait de lui-même. Les cours dispensés l’ont amené à être bousculé dans ses certitudes et évidences, à se poser des questions sur ce qui est totalement « naturalisé » (qui ne fait plus débat). Les questions abordées autour du travail (travail réel, travail prescrit, travail empêché, silence organisationnel, performance…) ont tout d’un coup pris sens pour lui. Par la suite, l’expérience d’un « vis ma vie » dans un service RH et l’accompagnement d’une personne ayant subi un licenciement l’ont conduit à une prise de conscience forte et transformatrice. C’est au travers de ces expériences pédagogiques, qu’il a réalisé que là où il était dans son organisation, il ne pouvait plus agir sans que cela soit pour lui générateur de souffrance. Il a fait le choix de demander une mobilité interne pour travailler dans le service Formation. Deux ans plus tard, il est « déchiffonné » !
De nombreux autres exemples me montrent que c’est bien souvent par l’apport de connaissances et la dimension expérientielle qu’il est possible de « réenchanter la fonction managériale ». Ce qui est certain c’est que ces évolutions de posture managériale prennent du temps : c’est l’apprentissage de l’écoute, de la dialectique avec l’autre, de la co-construction. Cela ne va pas de soi et cela ne nous a pas été enseigné depuis notre tendre enfance ! Cela implique de se remettre en question régulièrement.
Qu’est-ce qui fait selon toi que les collectifs de travail tiennent malgré des injonctions paradoxales fortes et des conditions de travail de plus en plus intenables ?
Je tiens à dire que les indicateurs de contre-performance et de non-productivité de ce modèle sont forts : arrêts maladie, turnover, désengagement des travailleurs… Et de fait impactent la sacro-sainte efficacité de l’entreprise !
Il y a une tendance forte dans les entreprises à introduire sans arrêt le changement pour le changement. Cela produit inconsciemment ou consciemment une déstabilisation permanente pour les travailleurs, qui intériorisent leurs fragilités. D’autant plus que ces changements se succèdent sans reconnaissance de ce qui a été conduit précédemment. Le discours de fond est le « jamais assez bien » au lieu de consolider et reconnaître les savoir-faire présents dans l’entreprise.
Malgré ces conditions de travail devenues intenables, les collectifs de travail tiennent par l’entraide. Dans l’être humain, il y a toujours des ressources et une marge de manœuvre (même infime) dans les environnements les plus contraints et extrêmes, mais cela conduit à un épuisement rapide.
En quoi est-il pour toi nécessaire de mobiliser les sciences humaines et sociales pour mieux former et accompagner les managers aujourd’hui ?
Dans un contexte de grande instabilité et incertitude, les entreprises demandent désormais un management plus empathique et un manager jouant un rôle de facilitateur voire de mentor ou de coach. Or les formations proposées sont très inadaptées car elles restent fondées sur des approches instrumentales et s’appuient sur des référentiels très normatifs. Les formations au management ne peuvent en effet faire l’économie d’un détour par des approches anthropologique, sociologique, philosophique, psychanalytique … éclairant les différentes dimensions de l’être humain. L’action collective et la coopération ne vont pas de soi ! C’est ce que nous proposons notamment dans le cadre de nos enseignements en première année, autour de l’archéologie du lien social. Il faut lire, relire et partager avec les (futurs et actuels) managers de grands penseurs : Hobbes, Rousseau, Marx, Freud, Weber, Mauss, Weil, Arendt…
Il s’agit également d’aborder le travail comme activité créatrice d’identité, d’analyser l’historique des outils de gestion, d’éclairer la relation de travail au regard des enjeux de domination, consentement et autorité, ou encore d’approfondir la question de la nécessité du conflit en entreprise. Je suis convaincue que c’est de cet « équipement » dont les managers ont besoin : des fondamentaux issus des sciences humaines et sociales pour comprendre la complexité de l’être humain et des collectifs humains plutôt que des « boîtes à outils » de la GRH ! Sans prendre le temps de ce détour, on risque de passer à côté des ressorts du fonctionnement de l’être humain et de réduire le travailleur à une vision mécaniste.
Peux-tu nous en dire plus sur ton expérience de la méthodologie de l’autobiographie raisonnée développée par Henri Desroches et en quoi elle répond à cet enjeu de développer des « soft skills » indispensables pour le manager ?
« Manager est avant tout une pratique relationnelle. La formation doit pouvoir mettre l’apprenant à l’épreuve lors d’une expérience qui le mobilise aux plans corporel, émotif et cognitif.«
Pour former et accompagner des managers, un enseignement uniquement focalisé sur des apports théoriques et conceptuels est insuffisant. Manager est avant tout une activité sociale, une pratique relationnelle : on l’oublie très souvent ! Il faut être équipé pour aborder cette relation. Le dispositif de formation doit pouvoir mettre l’apprenant à l’épreuve lors d’une expérience qui le mobilise aux plans corporel, émotif et cognitif.
Pour ce faire, il faut sortir du dogme de la rapidité : quelle illusion de croire que l’on pourrait cerner et connaître un être humain en 5 minutes ! La méthodologie de l’autobiographie raisonnée vise à comprendre l’autre à partir de son histoire, son récit de vie. Cette méthode permet de prendre conscience de l’épaisseur et de la complexité de l’être humain.
Le dispositif pédagogique que je développe depuis plusieurs années entre l’École de la 2e Chance et la Spécialisation / Majeure RH (en dernière année de Master à destination des étudiants en FI et cadres dirigeants en FC) vise notamment à développer chez les managers un rapport sensible à l’autre. Faire vivre un accompagnement qui favorise la prise de conscience de notre commune vulnérabilité, et permettre dès lors l’émergence du pouvoir d’agir/des capabilités de chacun.e. Le développement de l’empathie devient une ressource précieuse au service de leur pratique professionnelle car elle s’articule avec le développement de compétences d’écoute, de questionnement, de reformulation, de recadrage. Il s’agit également de penser et pratiquer un usage raisonné des outils, au service d’une relation à construire.
Comme me l’a témoigné il y a peu de temps l’un de mes étudiants de façon spontanée : « c’est la première fois de ma vie que j’ai mis une personne en valeur ! », il y a un enjeu fort à développer ces « capabilités » pour leur permettre de les déployer dans leurs relations managériales.
Vous souhaitez en apprendre plus sur les travaux de Brigitte Nivet, n’hésitez pas à consulter ces différentes sources :
https://management-rse.com/malaise-dans-le-management/
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De formation initiale en sciences politiques et urbanisme, Jeanne a travaillé plus de 15 ans au sein d’organisations publiques et privées, sur le pilotage et la mise en œuvre de démarches de conduite du changement et d’innovations managériales. Passionnée des dynamiques collaboratives multi-acteurs et facilitatrice en intelligence collective, elle aime accompagner les collectifs de travail et les organisations dans le design de leur propre modèle organisationnel.