Les limites de la plénitude en entreprise !

In Management by Martin Werlen

plénitude

La plénitude (traduction de wholeness) ou le fait d’être pleinement soi-même au travail est une notion popularisée par Frédéric Laloux dans son livre ReinventingOrganizations. Il décrit comment certaines entreprises parviennent à créer des espaces de confiance au sein desquels plus personne ne porte de masque professionnel. Quel est l’intérêt de la plénitude en entreprise ? Quel lien entretient-elle avec la culture d’entreprise ? Quelles sont les facteurs qui permettent son développement ? Et surtout … quelles sont les limites à la plénitude en entreprise ?

Pourquoi porte-t-on des masques en entreprise ?

Cela n’a pas du vous échapper ; l’immense majorité des entreprises, partout dans le monde, se caractérise par un fonctionnement très hiérarchique, une centralisation du pouvoir, un management « commande-contrôle » et une tendance à la spécialisation des emplois. La distanciation entre les centres de décision (management ou direction) et d’exécution (employés de terrain) nécessite constamment de créer des normes de fonctionnement, plus ou moins rigides. A titre d’exemple, les salariés en contact avec des clients se doivent de sourire, d’être positifs et d’accueillir la critique ; de futurs managers sont encouragés à développer un esprit de compétition, à travailler leur charisme ou encore à ne pas montrer leur émotions.

Du fait de sa culture et de ses activités, l’entreprise impose, d’une certaine manière, un idéal à respecter pour évoluer en son sein, ou tout simplement, garder son emploi. Alors naturellement au travail, pour suivre la norme, pour endosser ce qu’on attend de nous, nous ne sommes pas pleinement nous. Nous jouons souvent des rôles, nous portons des masques !

Qu’est-ce que la plénitude ?

« État de ce qui est à son plus haut degré de développement, qui est dans toute sa force, son intensité ; intégralité : être dans la plénitude de ses forces. » Dictionnaire Larousse

Dans un environnement de travail, la plénitude (wholeness dans le livre de Frédéric Laloux) renvoie à l’idée d’être authentique dans son travail, d’être véritablement soi. Par opposition, cette notion renvoie au fait de ne pas porter de masque au travail.

En suivant la proposition de Laloux, il semblerait que la quête de plénitude puisse permettre de….

  • Ne pas se conformer aux normes comportementales de la culture d’entreprise, ne pas être sujet au jugement des autres,
  • Exprimer pleinement ses émotions dans son travail,
  • Privilégier des actions qui sont alignées avec ses valeurs personnelles,
  • Choisir pleinement la manière d’interagir avec des clients, partenaires, collègues,
  • Choisir le mode de travail qui correspond le mieux à son mode de fonctionnement 
  • Etc.

Autant d’externalités positives qui seraient mises au service de l’organisation via davantage d’engagement, de créativité, de sens au travail. Pour autant, cette recherche de plénitude est une quête, car elle s’acquiert dans l’épreuve. Contre soi-même ; face à nos peurs de ne pas être aimé, ne pas se sentir compétent, ne pas trouver sa place (Will Schutz, L’Élément humain). Contre l’organisation ; sa culture dominante, ses normes sociales et comportementales, ses mécanismes d’évolution professionnelle.

Pourquoi la plénitude a des limites ?

Si on ne peut, a priori, qu’adhérer à l’idée de Frédéric Laloux de se délaisser de ses masques en entreprise pour faire valoir sa vraie nature, il y a tout de même quelques limites majeures à souligner :

plénitude femme rôle

Nous jouons tous des rôles en fonction du contexte

Les sciences sociales nous montrent que nos préférences comportementales varient en fonction de l’environnement dans lequel nous évoluons. Il est ainsi assez naturel par exemple de vouloir se comporter différemment dans son environnement professionnel que dans son environnement personnel. On peut ainsi douter de l’intérêt de chercher à agir en fonction d’une intégrité qui se voudrait unique et non-évolutive. 

Porter un masque n’est pas forcément négatif

Ces  « masques » que nous endossons peuvent aussi avoir le mérite de nous protéger. Si j’étais bourreau, je serais heureux d’en porter un, au sens propre comme au figuré. Même pour ceux qui ont la chance d’avoir choisi leur travail, une partie des tâches qu’ils effectuent leur est désagréable ou les fait sortir de leur zone de confort. Réalisent-ils alors ces tâches avec authenticité ? On peut en douter et même penser qu’ils sont alors heureux de mettre de la distance entre ce qu’ils sont et ce qu’ils font. Pensons donc surtout à tous ceux qui subissent leur travail, n’ont pas les moyens d’en changer ou ont peur de le perdre ; il parait vain et indécent de parler alors de quête de plénitude.

Ma plénitude s’arrête là où commence celle des autres

Edgar Morin, sociologue et philosophe de la pensée complexe écrit que « un tout est plus que l’ensemble des parties qui le composent […] le tout est également moins que la somme des parties car les parties peuvent avoir des qualités qui sont inhibées par l’organisation de l’ensemble »

Si on transpose cette pensée en prenant l’organisation comme tout et l’individu comme partie, on peut en effet arriver à la conclusion que l’individu doit souvent inhiber une partie de ses comportements pour vivre en entreprise.

Imaginez cette scène dans une entreprise qui lance le lendemain un nouveau produit. Albert éprouve une tristesse inconsolable en ce moment et a besoin d’être seul. Mona est joyeuse et pressée à l’idée de briefer tout le monde sur le lancement produit pour s’organiser. La réunion débute et Albert, déboussolé, exprime son malheur et souhaite quitter la réunion… 

Comment concilier l’aspiration d’authenticité de Mona et celle d’Albert tout en prenant en compte le besoin d’efficacité et d’action de l’équipe, comme de l’entreprise ? C’est impossible. La plénitude de l’un se fera au détriment d’un autre. Le groupe doit donc réguler ce type de situations et trouver un équilibre entre les différent intérêts individuels et celui du collectif.

La quête de plénitude peut être un objectif individuel, mais ce ne peut être celui de l’entreprise, qui se doit d’identifier, idéalement collectivement, les moyens de réguler les situations conflictuelles et trouver un équilibre entre le « je » et le « nous ».

Comment trouver le juste équilibre du « je » dans le « nous » ?

Pas de recette magique. Toute entreprise doit identifier les mécanismes de régulation qui conviennent le mieux aux individus et à la culture de l’entreprise. Il s’agit donc avant tout d’expérimenter de nouvelles pratiques pour favoriser l’expression des individus dans le collectif (ex : tour météo, déclusion, CNV…) et dialoguer ensemble des limites à mettre en œuvre.  

Pour ma part, j’identifie dans l’holacratie, modèle d’organisation en cercles articulés dont nous nous inspirons au sein de Resiliences, quelques réponses pertinentes : 

  • Autonomie de fonctionnement dans les rôles. Dans notre organisation, chaque équipe (cercle) est constituée de différents rôles qui sont énergisés par des individus. Chacun est pleinement autonome sur les responsabilités de son rôle : comment les mettre en œuvre, à quel rythme, etc. Il est uniquement redevable, auprès de ses collègues de la finalité. Il est ainsi pleinement libre d’énergiser son rôle en fonction de sa sensibilité.
  • Distinguer les rôles des personnes. Lorsque nous sommes en réunion ensemble, nous avons tendance à évoquer nos besoins en fonction de nos rôles respectifs (ex : « en tant que responsable communication, j’aurais vraiment besoin que le « cercle finances » me fournisse les informations …). Nous mettons ainsi une distance entre les personnes et les rôles qu’ils énergisent. C’est une manière de prendre conscience aussi que l’action d’une personne dans l’entreprise ne définit pas forcément son identité.
  • Évaluer différemment les conflits et tensions dans l’organisation. Si dans une équipe une action est mal réalisée ou non-effectuée, la tension est abordée en équipe et avant de présumer qu’une personne n’est pas performante, on évalue déjà si le rôle qu’elle endosse est bien défini : est-ce que son périmètre de décision est adéquat, le niveau d’information requis aussi, le besoin de coordination avec d’autres rôles ou cercles… 
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Ces quelques règles de fonctionnement qui s’ajoutent à nos pratiques d’intelligence collective et nos mécanismes de gestion des tensions et conflits sont autant de moyens de maximiser l’expression authentique des individus – le je – dans un collectif attentif à cette problématique, autant qu’à son efficience et à son caractère démocratique – le nous. La recherche d’équilibre du « je » dans le « nous ». 


Merci à Marine Chanteperdrix pour son mémoire « La quête de plénitude au sein des organisations » réalisée pour l’Institut Transitions, qui m’a donné envie d’écrire cet article. Merci à Mathilde Brière pour sa relecture et ses idées.

Crédits photos sur Unsplash :
John Noonan
Patrick Tomasso
– Marta Matyszczyk

Quelques lectures pour aller plus loin :
Henri Tajfel et l’identité sociale, RSE Magazine
Quel masque social portez-vous ? Azuli Consulting