Désengagement (2/3) : Comprendre les comportements apathiques en entreprise. 

In Politiques RH by Mathilde Brière

Nous faisions ce constat amer la semaine dernière : il existe dans les organisations des salariés désengagés qui restent néanmoins dans l’entreprise. Alors que les organisations perdent à avoir des salariés désengagés et que les salariés eux-mêmes souffrent de ces situations, comment expliquer ce regrettable statu quo ?

apathie

# Je suis ce que tu me renvoies de moi

De nombreuses études se sont penchées sur l’influence du style de management sur les comportements. Les théories XY proposées par Douglas Mac Gregor (1960) apportent une explication sur les comportements et la motivation au travail des salariés à partir des conceptions implicites contenues dans les pratiques des managers. Ainsi, la théorie X renvoie à une des perspectives anthropologiques des dirigeants supposant des individus cherchant avant toute chose à maximiser leurs intérêts propres et ayant une appétence limitée pour le travail et l’effort.  Suivant cette perspective, le contrôle et la sanction sont alors les outils indispensables du management. A contrario, la théorie Y se penche sur une autre perspective anthropologique supposant des individus potentiellement fiables, créatifs, prêts à s’engager dans l’effort si on leur laisse de l’autonomie. Les travaux sur les théories XY, également transposés à l’éducation, montrent que les comportements des collaborateurs (ou des enfants) sont directement influencés par le type de postulat implicite des dirigeants (ou de leurs parents). Il est ainsi peu étonnant de voir certains collaborateurs se conformer à l’image présupposée que se fait d’eux leur hiérarchie. Ce parallèle avec l’éducation prend toute sa place selon Philippe Négrier, coach en out-placement, régulièrement sollicité par les RH pour accompagner ce type de profil : “Notre héritage du système taylorien positionne encore bien souvent l’entreprise en parent normatif, autoritaire ou bienveillant mais rarement dans une relation de parité avec le salarié, lui-même adoptant une posture d’enfant soumis. Dès la phase de recrutement, de nombreux postulants cherchent à persuader les recruteurs et à se façonner une image décalée de qui ils sont. Ils sont convaincus que l’entreprise qui les embauchera sera la bonne… tandis que la bonne est plutôt celle qu’ils se donneront le pouvoir de choisir.”

# Défection, protestation, fidélité et apathie 

L’économiste belge Albert Hirschman propose le modèle “exit, voice, loyalty” pour expliquer les réactions individuelles face à un mécontentement.  Il propose trois types de réactions : 

  • le comportement de défection (exit) : le collaborateur insatisfait quitte son entreprise pour pouvoir sortir du système d’interaction, rompre la relation sociale et cesser de coopérer.
  • le comportement de protestation (voice) : le salarié mécontent reste dans son entreprise, mais cherche à réduire ou à supprimer son insatisfaction en tentant de changer le système de l’intérieur. Il continue de coopérer mais entre en conflit plus ou moins ouvert.
  • le comportement de fidélité (loyalty) : le collaborateur ne fait pas défection, ne proteste pas, car il a confiance dans la capacité de l’entreprise à résoudre rapidement le problème qu’il rencontre.

Approfondissant l’analyse d’Hirschman, le sociologue Guy Bajoit propose d’ajouter une quatrième catégorie : l’apathie. « [Elle] est l’inverse absolu de la protestation, n’ouvre pas le conflit et ainsi contribue à reproduire le contrôle social, mais provoque une détérioration de la coopération. Dans la mesure où il n’adhère plus à la finalité de la relation, où il profite de son statut, où il en fait le moins possible, où il contribue peu ou mal à la réalisation des objectifs, où il ne prend plus d’initiatives visant à améliorer la qualité du produit de la coopération, l’individu apathique la détériore » (Bajoit, 1988, p. 332).

Pour comprendre le mécanisme à l’œuvre, il propose l’exemple suivant : “Lorsqu’il est entré au service de telle organisation, M. X en partageait pleinement les objectifs et se réjouissait d’apporter à leur réalisation sa contribution enthousiaste. Cependant, les contraintes de l’autorité n’ont pas tardé à se faire sentir et à limiter ses initiatives. Mécontent, mais néanmoins confiant dans l’expérience de ses dirigeants, M. X se soumettait de bonne grâce à leur autorité, sans perdre son attachement aux finalités de l’organisation. Il était loyal. Avec le temps, M. X a pris de l’assurance et, convaincu d’avoir raison, il s’est permis de critiquer la direction et de suggérer des modifications. Il est passé à la protestation. Ses efforts pour améliorer l’organisation de l’intérieur furent mal accueillis. Ses initiatives comme sa protestation lui paraissant inutiles, voire dangereuses pour son avenir, M. X envisagea de s’en aller : il voulait faire défection. Mais il avait quarante ans déjà, des charges de famille, un salaire convenable et une maison qu’il venait d’acheter près de son lieu de travail. Alors, M. X s’est résigné : il n’a plus confiance ni dans l’organisation, ni dans ses dirigeants ; il sait qu’il est inutile de protester et il n’ose pas prendre le risque de s’en aller. Donc il reste : il « fait son boulot », juste ce qu’il faut, tout en profitant le plus possible des avantages de son statut.”

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Face au mécontentement, un individu peut envisager différentes réactions

En somme, selon la perception qu’ils ont des différentes modalités de l’environnement organisationnel (charge de travail, rémunération, sécurité socio-économique, relations managériales, sens, reconnaissance, etc.) les individus privilégient certaines réactions et en écartent d’autres qui leur paraissent plus coûteuses et moins profitables. 

La proposition de Bajoit rejoint également de nombreuses théories de la psychologie des organisations, telles que la justice organisationnelle, le contrat psychologique, la confiance ou le soutien organisationnel pour expliquer les liens entre comportements individuels et performance au travail (Gérard, V., Marc-Éric, B., Michel, D., & Éric, B., 2019).  Ainsi, lorsque les salariés considèrent que l’organisation n’a pas respecté un (ou plusieurs) de ses engagements explicites ou tacites, il y a violation du contrat psychologique. Or la violation du contrat psychologique est avant tout perceptuelle. Autrement dit, elle peut apparaître non seulement lorsque l’organisation n’a pas respecté un de ses engagements d’une manière délibérée ou à la suite de circonstances indépendantes de sa volonté, mais aussi lorsqu’il y a des interprétations conflictuelles rattachées à un ou plusieurs éléments du contrat psychologique. Dans un tel cas, l’organisation prétend avoir respecté l’ensemble de ses engagements envers ses salariés, tandis que ces derniers concluent à la violation du contrat. Lorsque le salarié a la perception d’une rupture ou d’une violation du contrat qui n’est pas traitée, l’ensemble de ces travaux démontrent alors l’augmentation du désengagement progressif et des comportements apathiques des collaborateurs.  Or la grève du zèle, consistant à respecter scrupuleusement les règles et à effectuer uniquement  le travail prescrit, ne permet pas à l’organisation d’être performante. Car c’est bien cet écart entre le travail réel et le travail prescrit, comme l’a démontré la psychologie du travail, qui permet le bon déroulement de l’activité.   

Dès lors, afin de se prémunir des comportements d’apathie, les organisations ont tout intérêt à interroger les phénomènes organisationnels ayant de vrais effets mobilisateurs. Mais quels sont-ils ? Rendez-vous la semaine prochaine pour le dernier épisode !

Références bibliographiques

Bajoit, G. (1988) Exit, voice, loyalty… and apathy. Les réactions individuelles au mécontentement. Revue française de sociologie, 29-2. pp. 325-345.

Gérard, V., Marc-Éric, B., Michel, D., & Éric, B. (2019). Psychologie du Travail et des Organisations : 110 notions clés. Paris, Dunod.

Hirschman, A.  (1970) Exit, Voice and Loyalty. Responses to Decline in Firms, Organizations, and States. Cambridge, Harvard University Press.

McGregor, D. (1960) The Human Side of Enterprise, McGrawHill.