La transformation des entreprises vers des modèles de néo-organisations requiert un partage du pouvoir et des responsabilités. De nouveaux leaderships émergent et les prises de décision sont à présent plus collectives. Dans le même temps, les employés, dont la responsabilité était limitée, se retrouvent à présent avec une charge cognitive et de travail bien plus importante. Les écarts de rémunération avec leurs dirigeants ou managers sont-ils encore justifiés ? Comment récompenser le sur-investissement de certains dans la nouvelle gouvernance ? Comment questionner les systèmes de rémunération collectivement ?
Deuxième article de notre série (lire le premier article), voyons ici quelques bonnes pratiques pour faire évoluer votre système de rémunération afin qu’il soit davantage transparent, équitable et distribué.
Dans une organisation pyramidale, la gestion des rémunérations (salaire, augmentation, bonus) est assez simple : les budgets d’augmentation de masse salariale sont répartis par équipe ou par direction ; chaque manager est responsable de fixer les salaires et les augmentations en respectant les critères et grilles définies par la Direction des Ressources Humaines. Il en revient à chacun de négocier au mieux par rapport à sa valeur sur le marché de l’emploi, parler de sa rémunération à ses collègues est mal-vu et questionner les critères de répartition de la valeur est quasi-impossible. Tout n’est pas à jeter pour autant ! Les règles de ces modèles de rémunération (fourchettes de rémunération et de bonus, primes d’ancienneté, écarts maximum, bonus collectifs, intéressement…) permettent une certaine efficacité et impartialité dans certaines entreprises.
Pour autant, ces modèles de rémunération ne sont pas adaptés à de nouvelles organisations où les équipes sont autogérées et les responsabilités partagées. La sacro-sainte prévalence de la “filière manager” n’a plus lieu d’être ; on valorise à présent de nouveaux leaderships, par nature mouvants et dynamiques : la représentation externe, l’expertise technique, la capacité créative, l’implication dans la gouvernance… alors comment repenser les modèles de rémunération des entreprises ?
Voici ici trois pistes bien différentes, mais potentiellement complémentaires, pour questionner vos modèles de rémunération en entreprise ou au sein de votre direction/département.
Ancrer collectivement ce que doit être la rémunération du travail dans un collectif
Ne jetons pas de suite l’idée d’une grille de salaires, mais faisons la plutôt évoluer. Au lieu que cette grille salariale soit le fruit d’un travail des RH pour coller au marché de l’emploi (ex : la rémunération moyenne d’un comptable senior se situe entre 40 et 45 K), nous allons, ici, construire collectivement une grille qui correspond davantage à un projet de société pour les équipes. Il s’agit généralement de chercher à valoriser d’autres critères : la situation familiale et géographique, l’âge, les besoins, les envies en termes de conditions de travail (temps partiel, télétravail, mobilité, vacances,..). En recueillant auprès des employés ce qui doit être rémunéré dans le travail, on cherche à construire de nouveaux équilibres dans les critères de la grille : dimensions individuelles vs collectives, personnelles vs professionnelles, stables et fixes vs dynamiques et mouvantes.
Quelques exemples avec la transparence et la grille de Shine, le système de calcul de sa rémunération de Buffer, ou plus localement (#Lyon) et de manière plus engagée avec le GRAP à travers leurs valeurs et leur charte de rémunération.
Les forces :
- Les principes et les règles mis en place collectivement font de la rémunération un outil de cohésion d’équipe et donne du sens au travail.
- La conception de la grille prend du temps, mais une fois réalisée, la détermination des rémunérations est quasi-instantanée.
Les limites :
- Une entreprise peut se mettre en risque si elle n’est plus en capacité d’attirer des profils rares et bien rémunérés sur le marché.
- La conception collective d’un système de rémunération unique pourra être beaucoup trop complexe dans une grande organisation aux multiples métiers.
Autodétermination des salaires à travers un processus collectif
La seconde piste de réflexion repose sur une version assez libérale du monde du travail. On parle dans ce cas d’autodétermination des salaires. Une fois la transparence faite sur les rémunérations au sein des équipes, on met en place des processus qui permettent à chacun de déterminer son salaire selon un certain nombre de contraintes :
- Lorsqu’une personne est recrutée elle peut voir l’ensemble des rémunérations de l’entreprise et en fonction des profils et des rémunérations sur des postes équivalents, elle doit se positionner elle-même sur un salaire. Le recruteur fait de même et tous deux cherchent un accord.
- Ensuite, pour le processus d’augmentation et de bonus, on retrouve en général des processus assez similaires. Cela s’applique aisément dans une petite entreprise mais cela peut aussi s’appliquer dans une grande entreprise au niveau de chaque équipe : (0) en réunion, la situation financière de l’entreprise est exposée à chacun et l’enveloppe dédiée aux augmentations salariales est présentée à tous (1) un premier tour de parole permet à chacun d’exprimer ses besoins et ses souhaits en termes d’évolution de ses conditions de travail (2) chacun peut demander des clarifications puis, on laisse généralement du temps pour faire reposer les tensions (3) chacun propose une évolution de son salaire, peut émettre des objections, puis collectivement un vote par consentement permet d’entériner les augmentations.
Quelques exemples avec Luccca en France (d’ailleurs ils viennent de publier un livre blanc sur un sujet connexe) ou encore Imfusio (avec un retour d’expérience et une vidéo).
Les forces :
- Ce processus s’appuie sur les besoins et les souhaits de développement de chacun individuellement. Il a donc plus de chance de satisfaire chacun.
- Il renvoie chaque employé devant sa responsabilité vis-à-vis de ses collègues. Finalement si je demande une augmentation de salaire je devrais le justifier et le « mériter » par mon travail comparativement à mes collègues. cela peut s’apparenter pour certains une forme de justice et d’équité.
Les limites :
- Le coût de transaction est très fort car le processus peut prendre beaucoup de temps à réaliser. Il existe un risque de ne pas réussir à prendre une décision collective quant à l’augmentation de chacun ou que l’enveloppe explose.
- L’augmentation individuelle de chacun repose en grande partie sur sa capacité à être assertif, faire preuve de confiance en soi, et oser demander une rémunération supérieure. Cela favorise certains profils par rapport à d’autres.
- Un des risques est de faire reposer sur chacun individuellement la pression induite par l’augmentation de son salaire.
Confier à un « tiers de confiance » la responsabilité des choix des rémunérations
Au lieu que le processus soit purement collectif ou purement individuel, ici on va remettre la responsabilité du choix des rémunérations à un comité qui n’a pas de lien hiérarchique ou fonctionnel avec la personne concernée (si ce lien existe entre le salarié étudié et un membre du comité, ce dernier se retire de la décision).
En général, on va chercher à élire sans candidat (voir élection sociocratique) un groupe de 4 à 5 personnes reconnues pour leur probité. Ce groupe a la responsabilité de recevoir en entretien chaque salarié de l’entreprise ou de la Direction, recueillir les informations liées à sa performance et décider des augmentations et bonus. En ayant une vue globale des rémunération, en détenant l’information de l’enveloppe dédiée aux augmentations et en recueillant le maximum d’informations sur le fonctionnement des équipes et les performances de chacun, ce groupe a pour vocation à prendre des décisions de manière plus juste et équitable.
De plus en plus d’entreprises ont recours à ce type de “comité rémunération”. C’est notamment le cas de Makesense et MobilWood.
Les forces :
- Cette méthode de fonctionnement est extrêmement efficace et le fait que le processus repose sur 5 personnes idéalement objectives, assure à chacun une forme d’équité de traitement.
- Ce groupe agit comme un tiers de confiance et permet de soustraire au manager une partie de son pouvoir (capacité à récompenser) au profit du collectif.
Les limites :
- Cette méthode nécessite du temps puisque que 5 personnes sont impliquées pour faire tous les entretiens.
- Il appartiendra tout de même au collectif de décider des principes qui sous-tendront le modèle de rémunération (potentiellement sur la base de propositions du comité).
Pour se mettre en action
Quelques conseils pour interroger collectivement le système de rémunération de votre entreprise.
- Avant tout, mettez de la transparence dans le fonctionnement actuel (processus, critères, voire salaires de chacun). C’est très délicat car, en fonction de la situation existante, les réactions peuvent être extrêmes. Il est plus que probable que certains ne souhaitent pas rendre transparent leur rémunération. Alors, proposez aux employés et managers qui le souhaitent de rendre accessible leur salaire à tous ceux qui auront fait de même. Les personnes qui n’auront pas accepté de rendre transparent leur rémunération, ne pourront pas accéder à l’information pour les autres. Principe de réciprocité. L’expérience montre que les réfractaires rejoignent généralement vite le processus.
- Ensuite définissez collectivement les enjeux auxquels doit répondre ce nouveau système de rémunération. Profitez de temps collectif pour préciser ce qui importe le plus à vos équipes : l’équité ? la sécurité ? la solidarité ? l’équilibre collectif versus individu ?… Profitez-en pour mesurer les tensions qui animent votre collectif au sujet de la rémunération et de sa grande sœur … la reconnaissance. Si vous ne traitez pas la question de la reconnaissance (hors rétribution), cela ressurgira avec intensité lors de vos échanges sur la rémunération.
- Faites confiance à un petit groupe de personnes pour défricher ces réflexions, les partager aux équipes et proposer des évolutions au système actuel. Ce groupe pourra aussi assurer le suivi du processus et l’observation de tous les biais et externalités du dispositif (motivation des équipes, tensions observées, etc. ) afin de le faire évoluer dans le temps.
- Idéalement prenez ces décisions par consentement au sein de votre organisation. Cela permettra de clarifier les intentions et de faire naître des objections constructives.
- Favorisez l’expérimentation et le droit à l’erreur en annonçant tout de suite que c’est un test pour les 6 prochains mois par exemple.
N’hésitez pas à partager vos questionnements et vos retours d’expériences sur le sujet en bas de cet article. Et si vous souhaitez en discuter, rencontrons nous !
Martin est consultant spécialiste de la transformation des organisations et accompagne depuis 10 ans des entreprises et leurs dirigeants. Co-fondateur de Resiliences, il accompagne aujourd’hui les entreprises pour se transformer, créer des communautés et explorer de nouvelles pratiques de collaboration. Il s’intéresse à toutes les transformations du travail, les expérimente au quotidien et travaille à détecter les signaux faibles qui permettent de dessiner le futur des organisations.