À une époque où notre système économique semble à bout de souffle, l’entreprise, comme tout acteur de notre société, doit évoluer et poser de nouveaux fondements pour faire face à l’enjeu climatique et social. Récemment, en France, l’entreprise à mission s’est ainsi donné l’ambition d’incarner un capitalisme plus responsable, sans pour autant changer les règles d’un système destructeur pour le vivant.
Et si nous pensions la société de manière bien différente, pour réellement mettre en oeuvre un monde plus équitable, juste et résilient dans lequel la coopération remplacerait les rapports de domination, quel serait alors le rôle et le fonctionnement de l’entreprise ?
Je vous propose ici une réflexion de ce que pourrait être un nouveau modèle d’entreprise pour une nouvelle société. Cette réflexion est issue de l’essai Voyage en misarchie d’Emmanuel Dockès dans lequel un pays imaginaire, l’Arcanie, a adopté un système économique et politique original. Cette utopie sociale propose des idées progressistes et audacieuses sur la monnaie, la démocratie, la propriété d’usage, l’autogestion, la liberté d’entreprendre, les services publics, l’autodétermination… Je vous invite à le lire. Et sans plus attendre, voici les propositions d’Emmanuel Dockès sur la sphère entrepreneuriale et économique.
Introduction au modèle “misarchique”
Le modèle qu’Emmanuel Dockès décrit est un nouveau système, ni capitaliste, ni communiste. L’auteur réfute le pouvoir de la main invisible d’Adam Smith, mais il ne fait pas pour autant l’apologie d’un modèle égalitariste au possible. Il invente un système qui évite tout accaparement de pouvoir – et donc de domination – afin que chacun soit pleinement libre. Dans la sphère économique, il est donc pour une société où chacun peut entreprendre, mais où la régulation des entreprises permet aux travailleurs d’accéder à la propriété de leur entreprise.
Dans nos entreprises capitalistes, le pouvoir appartient aux apporteurs de capitaux. A contrario, dans l’Arcanie d’Emmanuel Dockès, la propriété d’un bien (une entreprise est un ensemble de biens matériels et immatériels) doit être accordée à ceux qui utilisent ce bien – “qui use acquiert”. Il est donc logique que les travailleurs deviennent propriétaires de leur entreprise.
Voici quelques règles que propose Emmanuel Dockès pour que ce principe opère :
Toute entreprise a vocation à devenir une coopérative
Tout entrepreneur qui crée une société possède au départ 100% de la valeur de l’entreprise et les pleins pouvoirs de décision. Mais dès lors qu’il recrute un salarié, il doit lui concéder des droits de vote. Tous les salariés possèdent le même % de droits de vote, excepté le fondateur qui peut conserver une “golden share”, c’est à dire un vote préférentiel. Cette golden share est décroissante dans le temps. Si bien qu’au bout de vingt ans maximum, les travailleurs auront un droit de vote équivalent à l’entrepreneur – sur le principe d’un homme = une voix – comme dans une coopérative.
Partager le pouvoir implique de partager la valeur de l’entreprise
Dans le modèle d’entreprise que décrit Emmanuel Dockès, le droit de propriété et le droit de vote sont liés. “Si un travailleur possède un pour cent des droits de vote, il doit devenir, à terme, propriétaire d’un pour cent de l’entreprise”. C’est une fois que le salarié aura payé sa part qu’il pourra exercer son droit de vote pleinement. C’est l’opposé de notre système capitaliste actuel où la propriété d’une part de l’entreprise nous donne généralement autant de droits de vote.
Si un salarié n’a pas les moyens d’acheter sa part de capital, que faire ? Emmanuel Dockès propose qu’une fraction de son salaire (20% maximum) soit prélevé chaque mois par l’entreprise pour qu’il achète progressivement ses parts sociales (part de DET = “dette de l’entreprises aux travailleurs”).
Le salarié paie ainsi progressivement ses parts à l’entreprise et de l’autre côté l’entreprise rachète les parts correspondantes au fondateur. En effet, puisqu’en recrutant, l’entrepreneur donne plus de droits de vote à ses salariés (donc des parts de l’entreprise à acheter), il perd ainsi une partie de ses parts, qui lui sont remboursées.
Si un salarié démissionne ou est licencié, sa part de DET lui sera intégralement remboursée en fonction de la valeur de l’entreprise. En effet, la dette de l’entreprise aux travailleurs est régulièrement réévaluée en fonction de la valeur réelle de l’entreprise.
Ex : un salarié intègre l’entreprise alors qu’elle vaut 200 000 €. Disons qu’il a droit à 5% des droits de vote, alors il devra 10 000 € à l’entreprise. Il remboursera cette DET sur chacune de ses rémunérations, progressivement, s’il n’a pas présentement l’argent à investir. Si après quelques années il a entièrement remboursé sa DET et qu’il décide de quitter l’entreprise alors qu’elle est valorisée 500 000 €, l’entreprise lui devra 25 000 €.
L’entreprise prend de la valeur grâce au travail de ses salariés, pourquoi les priver des bénéfices de leur travail ?
Pas d’entreprise sans entrepreneur
L’entrepreneur lorsqu’il créé sa société injecte en général de l’argent pour financer ses premiers actifs. Il est le seul employé, possède donc 100% des droits de vote et est détenteur de toutes les parts de l’entreprise. D’ailleurs, s’il ne se rémunère pas les premières années, sa créance sur la société augmente d’au minimum le montant du salaire minimum.
Dans une entreprise “misarchique”, lorsque le fondateur embauche un salarié, il doit lui donner des droits de vote qui ne seront activés qu’une fois les parts de l’entreprise achetées (ou remboursées sur salaire) par l’employé. Pour autant, l’opération est plus qu’avantageuse.
Ex : Un entrepreneur crée son entreprise avec un apport de 10 000 €. Il investit beaucoup de son temps et l’entreprise, lorsqu’il embauche ses deux premiers salariés, est valorisée à 50 000 €. Disons qu’il se garde une golden share de 80% et donne donc 10% des droits de vote à chacun de ses deux salariés. Chacun d’eux a une DET envers l’entreprise de 5 000 € (10% de 50 000€). Et puisque l’entrepreneur a perdu 20% des parts, l’entreprise lui doit donc la somme correspondante de 10 000 €. Il reste par ailleurs détenteur de 80 % d’une entreprise valorisée 50 000 euros où chaque acteur est financièrement intéressé à son développement.
Les profits servent l’économie réelle et ses travailleurs
Dans le modèle imaginé par Emmanuel Dockès, les bénéfices d’une entreprise ne peuvent être utilisés que de 4 manières :
- Conserver les bénéfices dans l’entreprise. Ceci renforce les actifs de l’entreprise et augmente au passage la valeur de la DET pour les travailleurs,
- Rembourser les tiers qui ont financé l’entreprise. En effet, les actionnaires qui ne sont pas travailleurs dans l’entreprise n’ont pas de droit de vote. Leur investissement dans l’entreprise s’entend comme un prêt qui a vocation à être remboursé avec intérêt. Lorsque l’entreprise rembourse ses financeurs, le passif diminue et ainsi la part de la DET des travailleurs est revalorisée.
- Rembourser aux travailleurs une partie de leur DET. Ceci permet aux travailleurs d’acquérir plus vite leurs droits de vote et pour moins cher.
- Augmenter les salaires. Sachant que le modèle en présence prévoit un écart maximum entre le salarié le mieux payé et celui le moins bien payé et qui est fonction du nombre d’employés (écart allant de 2x pour les entreprises de 2 salariés à 16x pour les multinationales).
Ce modèle, à l’inverse de notre système de pourcentage ahurissant et sans cesse croissant de dividendes aux actionnaires, permettrait de rémunérer à sa juste valeur le travail et ainsi créer un cercle vertueux dans l’économie réelle, mais aussi dans l’entreprise – motivation des salariés, capacité d’innovation et d’adaptation, etc. Bien évidemment, il n’y a pas d’entreprise sans capital, l’auteur a donc prévu de nombreux moyens (dont un système de fonte progressive de l’épargne en banque) pour inciter chacun à investir dans les entreprises.
Penser de nouveaux systèmes pour changer la société
Le modèle que propose Emmanuel Dockès nécessite bien évidemment qu’un changement plus profond émane à tous niveaux : institutions publiques, fiscalité, éducation, droit, etc ; mais il a le mérite d’interroger notre modèle existant, d’en exposer les failles et de montrer que d’autres modèles sont possibles pour construire une société plus juste, équitable et résiliente.
D’ailleurs de nombreux chercheurs, sociologues et économistes pensent de nouveaux modèles de société. Ils sont autant de coups de boutoir contre un système politique, juridique, économique qui doit évoluer s’il ne veut pas périr avec la prochaine crise, qu’elle soit économique ou globale, comme certains collapsologues le prévoient.
Et de manière plus pragmatique, cette utopie sociale nous invite à développer les modèles de co-gestion | coopératives en France, tout en continuant à expérimenter les transformations nécessaires en termes d’organisation et de management pour que le pouvoir et la valeur soient réellement partagés en entreprise !
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J’espère que cet article vous aura donner envie de dévorer le livre d’Emmanuel Dockès Voyage en misarchie ; essai pour tout reconstruire, disponible chez votre libraire. Bonne lecture.
Et n’hésitez pas à réagir, à donner votre avis sur ces quelques idées pour repenser l’entreprise.
Martin est consultant spécialiste de la transformation des organisations et accompagne depuis 10 ans des entreprises et leurs dirigeants. Co-fondateur de Resiliences, il accompagne aujourd’hui les entreprises pour se transformer, créer des communautés et explorer de nouvelles pratiques de collaboration. Il s’intéresse à toutes les transformations du travail, les expérimente au quotidien et travaille à détecter les signaux faibles qui permettent de dessiner le futur des organisations.