En septembre 2021, la biscuiterie Poult, bien connue pour son fonctionnement organisationnel et managérial d’entreprise libérée, subit une chute des ventes, entraînant la fermeture d’une usine et sa première grève. Cet exemple marquant souligne le défi majeur de la durabilité des innovations organisationnelles. Comment maintenir dans le temps un système organisationnel innovant ? Pour répondre à cette question, plusieurs chercheurs proposent de recourir au « contrat psychologique » pour rendre compte de la réussite ou de l’échec de ce type d’innovation.
Mathilde Brière consultante-chercheure au sein de la SCIC Resiliences, partage dans cet article les principaux enseignements issus de ces recherches scientifiques liant contrat psychologique et innovation organisationnelle.
S’intéresser à la durabilité des innovations organisationnelles
Une innovation organisationnelle peut être entendue comme un « écart marqué par rapport aux principes, procédés et pratiques traditionnels de management ou par rapport aux formes d’organisation courantes et qui modifie considérablement la manière dont le travail managérial est réalisé » (Hamel, 2006, p. 75).
Les innovations organisationnelles sont multiples et le début des années 2000 a vu émergé un grand nombre d’organisations s’essayant à de nouvelles modalités organisationnelles aux étiquettes variées (holacratie, entreprise libérée, organisation opale, gouvernance partagée, etc). Cependant, ces innovations sont souvent observées « à un instant T », sans le recul suffisant pour comprendre les facteurs corrélés à leur durabilité.
Dans une étude parue en février 2024, plusieurs chercheurs proposent de se pencher sur la notion de “contrat psychologique”, comme concept explicatif de la pérennisation à long terme des innovations organisationnelles (Corbett-Etchevers et al., 2024).
Maintien ou ou déclin des innovations organisationnelles : la question du contrat psychologique
Le contrat psychologique désigne « les croyances d’un individu concernant les termes et les conditions d’un accord d’échange réciproque entre lui-même et une autre partie [l’entreprise] » (Rousseau, 1989). Fondé sur des promesses explicites ou implicites, ce contrat dit « psychologique » est un schéma mental, bien différent du contrat de travail formel. Il se caractérise par :
- une perception subjective et individuelle
- des attentes, mais également des promesses ou obligations réciproques
- une dimension dynamique et évolutive, c’est-à-dire que les relations entre l’employeur et le salarié changent et sont fonction du vécu
- le fait que les parties peuvent avoir une compréhension différente des termes de ce contrat
Les parties peuvent avoir une compréhension différente des termes du contrat psychologique
A titre d’exemple, un employeur peut estimer implicitement que ces employés doivent être enclins à travailler des heures supplémentaires pour respecter des délais importants et un collaborateur peut estimer que son employeur doit suffisamment valoriser financièrement des heures supplémentaires effectuées pour respecter des délais importants.
Le contrat psychologique se forme avant même l’entrée des employés dans l’organisation et s’ajuste dès les premières expériences vécues par les parties. Il se stabilise au cours du temps mais est susceptible d’évoluer en fonction des actions de chacun. Il peut alors être renforcé ou « brisé », notamment si l’une des parties estime que l’autre n’a pas rempli une ou plusieurs obligations issues d’une promesse explicite ou implicite.
Reprenant notre exemple, le contrat psychologique peut se briser si l’employé n’est jamais disposé à faire des heures supplémentaires malgré leur bonne rémunération ou si l’entreprise ne rémunère que trop peu les heures supplémentaires effectuées régulièrement par l’employé. De la même manière, une diminution de la rémunération des heures supplémentaires – ou tout changement dans des normes ou rituels historiques – pourra être perçue comme une rupture de contrat psychologique (le fameux “ce n’est plus ce que c’était”).
En cas de violation du contrat psychologique, de fortes réactions émotionnelles émergent du côté des salariés : colère, anxiété ou trahison, émotions susceptibles d’avoir un impact sur une baisse de production, des départs ou désengagements progressifs, compromettant in fine le bon fonctionnement de l’organisation et le maintien de ses innovations organisationnelles.
Deux cas illustratifs de cette dynamique autour du contrat psychologique
Toute organisation émet des promesses aux collaborateurs qu’elle souhaite recruter. Promesses explicites et implicites qui pèseront fortement dans la construction de ce contrat psychologique. Ainsi, dans le cadre d’innovations organisationnelles comme l’entreprise libérée, l’holacratie ou la gouvernance partagée, les promesses explicites et floues « de liberté », « d’autonomie » ou « d’Homme au centre » peuvent générer des interprétations et des attentes variées chez les individus. Dans leur étude, Corbett-Etchevers et al. (2018) proposent de se pencher sur le cas de deux organisations :
L’entreprise N. est spécialisée dans les connecteurs électriques et a adopté le modèle de l’entreprise libérée. Parmi les pratiques à l’œuvre, les collaborateurs disposent de 10% de leur temps pour travailler sur les projets de leur choix tout en bénéficiant de moyens fournis par l’entreprise. Les équipes disposent également du choix final lors des recrutements. Ces pratiques renforcent le contrat psychologique dans l’entreprise, construit sur l’idée que les collaborateurs s’engagent à être proactifs dans le succès de l’entreprise tandis que cette dernière s’assure d’apporter des ressources suffisantes, de la reconnaissance et du bien-être au travail. A l’heure actuelle, la structure ne rencontre pas de difficulté dans la fidélisation et l’engagement de ses équipes.
L’entreprise P. est une boulangerie coopérative ayant adopté un modèle de gouvernance partagée. Parmi les promesses explicites figurent des « réunions agiles et innovantes » et des « relations sereines, sortant des rapports de domination ». Or, les fortes ambitions de croissance portées par l’un des dirigeants et les conflits interpersonnels non réglés ont généré de violentes interactions, des réunions inefficaces ainsi que de nombreux départs, dont ceux des dirigeants. Le contrat psychologique a été rompu et la gouvernance partagée fortement fragilisée.
Si le contrat psychologique est du domaine de l’invisible, sa rupture, même non intentionnelle peut provoquer le déclin d’une innovation organisationnelle. Alors comment faire concrètement ?
Comment renforcer le contrat psychologique
Dans des organisations promouvant la « liberté », la « démocratie » ou même le « bien-être au travail » il est bien légitime que des attentes fortes puissent naitre chez leurs collaborateurs. Plusieurs précautions sont alors à considérer si l’on souhaite renforcer le contrat psychologique.
Expliciter les implicites pour sortir de l’ambiguïté
Prendre le temps d’expliciter les « deals » implicites et de rendre concrets les messages et informations partagés. Dans quel cadre et avec quelles limites donne-t-on de l’autonomie ? Qu’attend-on d’une réunion efficace ? Que signifie le bien-être au travail ? Expliciter les implicites permet d’éviter les interprétations et les attentes trop décalées.
Évaluer régulièrement le degré de congruence
Se pencher régulièrement sur les écarts entre ce que l’on fait et ce que l’on dit, faire le bilan des équilibres « contribution-rétribution » ressentis, sacraliser des temps pour prendre la température et dialoguer autour du travail et des attentes respectives, autant de pratiques qui renforcent la confiance entre les parties.
Être attentif aux moments sensibles propices à renégocier les termes du contrat psychologique avec les salariés
Changement de poste, déménagement, changement stratégique, difficultés personnelles,… sont des épisodes susceptibles de modifier les attentes. Il est utile de profiter de ces événements pour interroger le vécu de ses collaborateurs et renégocier avec eux le contrat psychologique.
Bien qu’impossible à maitriser en raison de sa nature tacite, fragile et évolutive, la prise en compte du contrat psychologique dans les relations de travail semble cruciale pour assurer le succès des innovations organisationnelles.
Références :
Corbett-Etchevers, I., Defélix, C., Dubouloz, S., Mattelin-Pierrard, C. & Richard, D. (2024). Que sont nos innovations managériales devenues ? Question(s) de management, 48, 135-138.
Hamel, G. (2006). The why, what and how of management innovation. Harvard Business Review, 84(2), 72-84.
Rousseau, D. (1989). Psychological and implied contracts in organizations. Employee Responsabilities and Rights Journal, vol. 2, pp. 121-139.
Mathilde Brière est psychologue sociale des organisations, docteure en sciences de gestion. Consultante-chercheuse, sa double casquette lui permet de promouvoir les avancées de la recherche scientifique dans le monde des entreprises. Ses recherches portent sur l’impact de facteurs managériaux et organisationnels sur les comportements et le bien-être des salariés. En tant que consultante, elle favorise le développement de contextes favorables à la santé au travail à travers des actions de diagnostics organisationnels, des études d’impacts humains et de formation aux pratiques saines de management. Elle enseigne en grandes écoles et publie régulièrement.