Hurrah.group : un modèle et une inspiration dans un secteur qui consterne

In Management, Transformation organisationnelle by Mathilde Brière

A l’heure où l’association Les Lionnes et l’Association des agences-conseils en communication (AACC) publient les résultats du premier baromètre sur le harcèlement moral et sexuel dans le secteur de la publicité, rencontre avec Mathieu Lacrouts, cofondateur de Hurrah.group. Véritable ovni organisationnel dans ce milieu controversé, perspective sur cette agence qui a décidé de bannir le modèle pyramidal traditionnel et s’inspirer de l’holacratie pour mettre au cœur de son fonctionnement une plus grande autonomie et un meilleur respect de ses salariés. 

En quelques mots, c’est quoi Hurrah.group ?

Mathieu Lacrouts : À l’origine, Hurrah est une agence de publicité dédiée à l’e-sport et au gaming créée en juillet 2015 par mon associée Angela Natividad et moi-même. Depuis, Hurrah a grandi et emploie une vingtaine de salariés autour de trois structures : Hurrah.agency, Hurrah.media et Hurrah.studio. Notre spécificité c’est de travailler dans l’univers du gaming, mais nos métiers sont bien plus classiques : agence de pub, de média et boite de prod. 

 Chaque équipe est son propre patron, définissant leurs objectifs et décidant collectivement de ce qu’il faut faire, quand et comment.

D’où vient cette envie de structurer l’organisation de manière horizontale ?

M.L. : Venant tous deux du secteur de la pub, on connaissait bien cet environnement avec des egos très forts et des managers qui avaient tout pouvoir. Dans la création de Hurrah, on avait une volonté forte de pouvoir créer une agence de pub qui respecterait les employés. Mais après deux ans de croissance de Hurrah, on a réalisé qu’on reproduisait les travers qu’on avait voulu quitter : nous faisions beaucoup trop de management, les collaborateurs se référaient uniquement à nos décisions pour avancer, les juniors n’étaient pas du tout écoutés par les strates intermédiaires, etc. On s’est dit stop ! On avait besoin de quelque chose de différent. 

On a lu, écouté, défriché beaucoup de travaux sur le sujet des modèles organisationnels, mais c’est la découverte du livre de Joe Phelps « Pyramids Are Tombs » qui nous a donné envie de nous lancer. Ça nous a pris 6 bons mois de travail mais on a créé le modèle qui nous convenait, qu’on a appelé « Hurrahcracy » et qui s’inspire des modèles d’holacratie avec quelques twistes pour coller à nos besoins. 

Et du coup en quoi ça consiste ? 

M.L. : Hurrahcracy est un modèle où les gens sont autogérés et ont leur propre gouvernance. Il ne supprime pas les hiérarchies pour les remplacer par une anarchie lâche et désorganisée. Au contraire, il introduit un ensemble de règles strictes et complètes qui permettent à chacun, quelle que soit son ancienneté, de prendre des décisions rapides et intelligentes, conformes aux objectifs de l’organisation. Il élimine les hiérarchies et les titres de poste et les remplace par une structure formelle axée sur l’accomplissement du travail. La plupart des entreprises dans le monde sont basées sur une structure pyramidale, où les dirigeants prennent des décisions et décident des responsabilités pour tous les autres. Chez nous, on redistribue le pouvoir sans managers. Chaque équipe est son propre patron, définissant leurs objectifs et décidant collectivement de ce qu’il faut faire, quand et comment. 

Notre force, c’est de réajuster très régulièrement notre fonctionnement pour nous adapter aux besoins des équipes.

Comment s’est déroulée la mise en place ? Comment les équipes ont réagi ?

M.L. : Au moment de la mise en place en février 2019, sur notre équipe de 16, trois sont partis. On savait que ça ne conviendrait pas à certains profils : notamment ceux qui veulent faire du management pur ou ceux qui sont très carriéristes. Ça a aussi changé notre façon de recruter, car ce type d’organisation n’est pas fait pour tout le monde. Ça n’est pas une bonne ou une mauvaise chose, simplement il n’est pas possible de faire une carrière classique chez nous, de rentrer junior et de finir directeur de création. On fait également très attention à recruter des profils ayant des capacités à être autonome et à prendre des initiatives. 

Le bilan, c’est qu’aujourd’hui l’ensemble des collaborateurs disent ne pas vouloir changer de modèle. Ils ont le sentiment de faire des choses qui comptent parce qu’ils sont responsabilisés par le système. On a une transparence totale (à l’exception des salaires, par obligation légale). Tout le monde a connaissance de l’état des finances de l’entreprise, d’où on en est stratégiquement, vers où on va et comment on se développe. Les équipes s’y sentent bien et toutes rapportent ressentir la place centrale qu’ont nos valeurs dans notre manière de travailler. Pour ma part, je ne sais pas de quoi demain est fait mais je n’ai qu’une envie, c’est de continuer à bosser avec ce mode de gouvernance. En tant qu’entrepreneur, ça m’enlève l’épée de Damoclès de la gestion managériale. Un vrai bonheur car j’ai autre chose à faire que de gérer des égos.  

Mais dis moi, sans Directeur Créatif (DC), il n’y a pas un risque de perte d’innovation ou de créativité ?

M.L. : Globalement, s’il y a des bénéfices à avoir un directeur créatif au-dessus de soi, il y aussi beaucoup d’impacts négatifs : des idées jamais présentées au client alors que tu es convaincu qu’elles étaient très bonnes, un directeur créatif qui signe une campagne sur laquelle il n’a jamais jeté un œil, des crises d’énervement ou des dysfonctionnements hiérarchiques réguliers. Culturellement, il y a une facette très égocentrique à ce métier. Il serait difficile d’estimer si nous serions plus performant en intégrant un ou une DC. La seule garantie que j’ai, c’est qu’aujourd’hui le bien-être des équipes est meilleur sans ce type de poste. Et puis lorsque les créatifs ne savent pas quoi choisir entre 3 ou 4 idées qu’ils ont posées, ils peuvent solliciter des creatives reviews à l’issue desquelles on trouve un consensus global. Ça intrigue assez les gens du milieu de voir que ce sont nos créatifs qui signent eux-mêmes leurs campagnes. 

As-tu le sentiment que ce système horizontal vous a permis de mieux rebondir face à la crise sanitaire ?

M.L. : À 2 milliards de pourcent. Sans notre système d’holacratie, on aurait pu faire partie des boites qui ont fait faillite. J’y vois plusieurs raisons. D’abord, tout était déjà pensé pour la collaboration à distance, tout le système opérationnel était prêt. Ça n’a rien changé, on est juste passé par la webcam au lieu de se retrouver en physique. Par ailleurs, le système force à avoir une transparence totale. On avait déjà dans nos routines un point d’étape hebdomadaire pendant lequel la NewBiz Team informe le collectif des projets qui entrent ou non et de l’impact sur notre CA. Pendant la crise, on a vu collectivement la situation se dégrader. Le collectif entier connaissait la complexité financière de la société. On a tous flippé, mais ensemble. Ça n’a pas engendré de désengagement au sein des équipes. Au contraire, tout le monde est resté motivé et a mis la main à la pâte. On s’est mis à réfléchir ensemble à comment faire du profit ailleurs et comment réduire les coûts. Par conséquent, ça a été beaucoup plus simple de piloter les ajustements car les équipes étaient compréhensives. Ça m’a permis de me concentrer sur les solutions plutôt que sur la gestion managériale de la crise.

Mais Hurrahcracy c’est le système organisationnel parfait ?! 

M.L. : Pas encore, on a toujours des progrès à faire ! On a d’ailleurs eu des difficultés avec les équipes qui se plaignaient d’avoir une trop grande quantité de réunions. On a retravaillé la question, on a ajusté nos pratiques, notamment pour laisser du temps de travail de fond aux créatifs. Il y a aussi notre système de coach avec lequel on marche sur des œufs pour ne pas retomber dans du management classique. On a encore du boulot aussi pour bien intérioriser les logiques de prise de décision par consentement. Mais notre force, c’est de réajuster très régulièrement notre fonctionnement pour nous adapter aux besoins des équipes. 

Un dernier mot peut-être ?

M.L. : Honnêtement, depuis que j’ai découvert les modes de gouvernance plus horizontaux je me pose une question : Pourquoi ne sont-ils pas plus développés ?  Pourquoi les agences de pub ne sautent-elles pas le pas ? Avec #balancetonagency et #balancetastartup, les graves dysfonctionnements chroniques de notre secteur d’activité ont été mis sur le devant de la scène. J’espère réellement que ce qu’on fait à notre niveau chez Hurrah.group va inspirer d’autres personnes. Pour Angela et moi, tout part d’une éthique personnelle et professionnelle, d’une volonté de bien traiter nos employés, de ne pas centraliser le pouvoir, d’éviter les burnout et la souffrance au travail en faisant en sorte que les gens puissent décider de ce qui leur semble être le mieux pour eux et pour le collectif. Ici, ça nous semble à tous hautement improbable (croisons les doigts) que quelqu’un puisse adopter des comportements de harcèlement sans que tout le monde crie au secours ! 

Pour en savoir plus sur Hurrah.group et l’holacratie n’hésitez pas à visiter leur site ou visionner cette interview de Mathieu et Angela