La transformation des entreprises prend sa source dans les crises successives qu’elles traversent. C’est un processus qu’il serait temps de ne plus prendre dans une perspective exclusive de croissance et de performance.
L’étymologie du mot « crise » est intéressante parce qu’elle nous renvoie au double sens du mot. D’abord, crisis, en latin médiéval, signifie “manifestation violente, brutale d’une maladie”. C’est le moment paroxystique d’une maladie, quand elle s’exprime le plus vivement et qu’elle s’accompagne d’un changement de symptômes : des sueurs, une hémorragie abondante, des tremblements violents, etc…(1) Mais si on remonte plus en amont dans l’étymologie, on retrouve le grec krisis qui signifie “jugement, décision”. En ce sens une crise, c’est la croisée des chemins : un moment clé, un moment charnière, un moment où, en quelque sorte, « tout doit se jouer». Autrement dit, la crise renvoie à la fois à l’idée de souffrance et d’opportunité. Ou plus précisément à un moment d’opportunité vécu dans la douleur. J’aime bien parler aussi de “conflits créateurs” car lorsqu’on arrive à les aborder consciemment, les crises sont définitivement des occasions d’exprimer notre créativité pour nous renouveler.
Les organisations, qu’il s’agisse d’entreprises, d’associations ou de communautés, fonctionnent de la même manière que les humains qui les composent et se trouvent régulièrement, pour ne pas dire quotidiennement, confrontées à des crises. Crises conjoncturelles, structurelles, opérationnelles, sociales, accidentelles, informatiques, crises de croissances quand tout va trop vite ou crises systémiques quand tout s’effondre, … tout n’est que successions de crises ! Et pour traverser et dépasser ces crises, les organisations sont amenées à se transformer. On parle de “transformation des organisations” et pour ma part, je crois qu’il s’agit d’un processus continu, à la manière d’une odyssée (les anglo-saxons parlent de “journey”).
Nous nous sommes auto-convaincus, depuis des décennies, que progrès et prospérité rimaient avec consommation.
Jusqu’à présent, les entreprises ont, me semble-t-il, principalement emprunté ce chemin de transformation dans une perspective de croissance. Objectif : “plus”. Il s’agit d’un dogme absolu de notre civilisation occidentale et nous sommes témoins tous les jours de la pression que subissent les organisations humaines, surtout les plus grosses, pour continuer à performer et à se transformer pour faire « du plus ». C’est terrible de voir à quel point nous sommes tous, absolument tous, conditionnés dans une perspective de performance et de croissance. Ca commence à l’école et ça se poursuit tout au long de notre vie. Et nous nous sommes auto-convaincus, depuis des décennies, que progrès et prospérité rimaient avec consommation : “si on peut consommer davantage c’est grâce au progrès et c’est un signe de prospérité”. Nous nous sommes même fait croire que la loi de la jungle où il faudrait manger pour ne pas être mangé est la seule loi qui vaille et qu’une fois encore pour croître, il faut être un prédateur et un bon. Alors qu’on sait depuis Darwin au moins que les pratiques coopératives dans le monde du vivant sont au moins aussi puissantes que les forces de compétition. (2)
Aujourd’hui encore, même avec des gens éveillés, conscients des réalités du monde, cultivés, sensibles, parfois même spirituels, il n’est pas rare qu’on bute sur ce dogme de la performance. On m’a dit l’autre jour que les entreprises à mission, nouvel outil prometteur de la panoplie des entreprises “à impact positif” en France, étaient un magnifique moyen de “réconcilier éthique et performance”. Ah bon ? Mais de quelle éthique parle-t-on ? La vérité c’est que de cette manière on continue à faire croire aux bonnes gens (qui sont trop contentes de dormir debout) qu’il est toujours possible de croître et de consommer davantage. Mais cette fois, grand progrès, on le ferait en ayant bonne conscience ! Décidément, on marche sur la tête !
Aux fondements de cette vision du monde basée exclusivement sur la performance, il y a la révolution dite industrielle née en Occident à la fin du XVIIIème siècle qui aura été, il faut bien l’avouer, une période exceptionnelle. Elle nous aura permis de produire des quantités de richesse inégalées dans l’histoire de l’humanité et, à plusieurs milliards d’individus, d’accéder à la santé, à la nourriture, à l’éducation, souvent même à la culture et à la conscience de soi. Exceptionnelle. Elle aura aussi généré des montagnes de déchets, organisé le pillage en règle des ressources naturelles et exacerbé les inégalités entre les Hommes comme jamais, pour ne citer que trois de ses nombreux maux. Mais ça n’est pas le propos ici.
Ce qui est frappant c’est qu’elle a poussé à son paroxysme les principes de rentabilité, de performance et de contrôle. C’est probablement une fois encore la faute au capitalisme financier qui réclame du rendement et donc un niveau d’exigence et de verrouillage très élevé pour s’assurer que les prévisions et les espoirs de gains seront bien réalisés.
Alors on commence par créer des ateliers pour que tout le monde soit bien sagement rangé au même endroit : c’est plus simple. On installe des horloges au bout des chaînes de montage puis on invente la pointeuse parce que l’usine ne peut pas fonctionner si tout le monde n’est pas là, le doigt sur la couture du pantalon à l’heure dite. Et puis il y a des petits génies qui proposent d’organiser la spécialisation des ouvriers parce qu’on est définitivement plus efficace si on répète inlassablement les mêmes gestes et tant pis si cela devient abrutissant et aliénant. Parce qu’une fois encore il faut être performant pour assurer un bon rendement à l’investissement et permettre le remboursement des dettes. Et ça marche ! Et avec tout ça on construit des monstres de plusieurs milliers voire de centaines de milliers d’hommes et de femmes et on se rend compte que la pointeuse et le contremaître ne suffisent plus. Il faut des règles, des règlements, des corpus, des procédures, des agréments qui disent ce qu’il faut faire et comment il faut le faire dans le détail pour garantir que tout cela tourne au doigt et à l’œil tout en optimisant les coûts de transaction entre les acteurs des organisations. Surtout qu’on n’investit plus des coffres de louis d’or désormais mais des milliards de dollars.
Et plus ça va, plus on empile les théories, les consultants, les stratèges et les cohortes de celles et ceux qui règlent ces monstres au millimètre. Après avoir épuisé tout ce qu’il était imaginable au niveau de la production, on s’est attaqué au marketing et à la communication. Et puis une fois qu’on a fait tout ce qu’on pouvait pour communiquer plus finement, de manière plus personnalisée, quitte à confondre communication et manipulation, on a commencé à travailler sur l’humain. Et voilà, qu’en interne aussi, de nouvelles hordes de coaches et de « chief happiness officers » déploient des trésors d’ingéniosité et même parfois d’humanité pour rendre les gens plus heureux, mieux réglés vis-à-vis d’eux-mêmes et vis-à-vis des autres, mais là aussi toujours parce que ça n’est pas le tout, il y a un cours en bourse à entretenir ou un TRI (3) à rendre à des investisseurs. Jusqu’où irons-nous ? Chronos dévorant ses enfants : voilà où nous en sommes arrivés et si on prend du recul ne serait-ce que quelques instants, on ne peut pas s’empêcher de se dire qu’il y a vraiment quelque chose qui ne tourne pas rond.
La performance peut bien être un moyen d’être résilient mais définitivement plus une fin.
Or, il y a deux raisons au moins pour que ce mouvement ne nous conduise qu’à une impasse :
- depuis 1972 au moins et la parution du rapport Meadows de la fameuse équipe du MIT, nous avons les moyens de savoir qu’il ne peut pas y avoir de croissance infinie dans un monde fini (4). La technologie et l’innovation nous donnent l’illusion que cela est possible en prolongeant à l’extrême une situation fondamentalement intenable. Mais au fond, les ressources à la disposition des humains sont en quantité limitée que cela nous soit insupportable ou non et fatalement, on va au-devant de mécanismes naturels correcteurs douloureux (c’est à dire de crises) qui permettront de rétablir l’équilibre.
- cette tentative de croissance sans limite a généré des asymétries d’accès aux ressources, à l’éducation ou à la culture qui nous crèvent les yeux chaque jour et que nous savons parfaitement non-durables.
Il y a donc, à mes yeux, une injonction paradoxale entre l’incitation puissante de l’inconscient collectif à la performance en vue d’une croissance dont on n’imagine pas qu’elle puisse avoir un terme et le fait que cela est tout simplement physiquement impossible dans la durée. Nous en voyons des manifestations tous les jours.
C’est pourquoi il convient certainement d’appréhender la question de la transformation des organisations en prenant deux partis.
Le premier est qu’une organisation doit se transformer d’abord pour être résiliente, c’est à dire en capacité de traverser les crises, plutôt que d’abord pour performer. La performance peut bien être un moyen d’être résilient mais définitivement plus une fin. L’idée de se prolonger n’est pas celle de durer pour durer en s’accrochant de manière conservatrice aux lambeaux d’un présent qui n’est déjà plus. Se prolonger a du sens à condition d’accepter en même temps de ne plus tout à fait être identique, parce que ce mouvement est tout simplement consubstantiel à la vie,
Le second parti pris c’est que la transformation d’une organisation doit être entreprise au service du bien-commun que je comprends comme l’ensemble des conditions sociales qui permettent à chacun d’atteindre mieux et plus facilement son plein épanouissement. On est donc loin de l’intérêt général qui est l’intérêt du plus grand nombre. Et pour moi, ce second parti-pris nourrit le premier au sens où je suis convaincu qu’une organisation ne peut être pleinement résiliente que si elle est au service du bien-commun. Peut-il y avoir pérennité s’il y a une asymétrie durable entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif ? Ou si on n’entrevoit pas l’épanouissement de chacun comme un but en soi et non comme un bénéfice secondaire ? Je ne le crois pas.
Nous verrons dans les prochains articles, comment cette approche s’incarne et se décline.
Notes :
(1) pour plus d’informations sur ce sujet, voir : https://www.psychologies.com/Planete/Societe/L-actu-decryptee/Articles-et-dossiers/La-crise-une-occasion-de-changer
(2) on lira à ce sujet avec intérêt l’excellent livre de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle “L’entraide : l’autre loi de la jungle” aux éditions Les Liens qui Libèrent – 2018
(3) TRI : Taux de Rentabilité Interne. Il s’agit du taux de rentabilité d’un investissement
(4) https://www.clubofrome.org/report/the-limits-to-growth/
Jean-François Boisson a près de 30 d’expériences professionnelles très variées et en particulier, DAF d’une start-up des années 2000. Il rejoint en 2013, en parallèle de ses activités professionnelles “classiques”, le collectif Ouishare dont il devient un membre actif et président de 2017 à 2019. Il est co-fondateur de Résiliences en 2018. Son expérience lui permet donc de faire des ponts entre l’approche conventionnelle du monde des entreprises et celle qu’il promeut à travers son engagement dans Résiliences. Il est membre de plusieurs clubs de dirigeants. Il intervient régulièrement dans des conférences ou masterclass et est l’auteur de nombreux articles.