Ah, les valeurs, les valeurs, les valeurs ! On en entend beaucoup parler ! Leur expression est devenue centrale dans le discours des entreprises pour répondre aux pressions extérieures et réglementaires et il est récurrent de les voir affichées sur le site web d’un grand nombre d’organisations. Et pourtant… elles sont souvent si peu incarnées ! Alors pourquoi on vous déconseille d’en parler ?
Quel lien entre valeurs au travail et culture d’entreprise ?
Les valeurs font partie de la culture d’entreprise ou plus précisément de ce qu’on appelle en psychologie sociale “la culture organisationnelle”. La culture organisationnelle se définit comme « l’ensemble des postulats, valeurs et croyances partagés qui régissent la manière de réfléchir et de se comporter dans l’organisation » (McShane et al., 2013). Non observable, elle se compose d’une partie souvent inconsciente : les modèles mentaux ou postulats implicites ; et d’une partie consciente : les valeurs.
Les valeurs peuvent se définir comme des« croyances durables, qu’un mode spécifique de comportement ou but de l’existence est personnellement ou socialement préférable à un autre mode de comportement ou autre but de l’existence » (Rokeach, 1973). Elles permettent ainsi d’élaborer un certain nombre de règles dirigeant la conduite des individus pour distinguer les bonnes et mauvaises façon d’agir.
Les valeurs et plus largement la culture organisationnelle (partie immergée de l’iceberg) favorisent ainsi l’apparition d’artefacts organisationnels observables (partie émergée de l’iceberg) et influencent la manière dont s’organise le travail mais également comment les membres d’une organisation perçoivent, pensent, et agissent dans l’organisation.
Pour plus de clarté, prenons l’exemple de deux organisations véhiculant des croyances inconscientes différentes sur la nature humaine.
Qu’est-ce que les valeurs disent de votre entreprise ?
Vous l’aurez compris les valeurs servent de guide. Parmi le grand fourre-tout des valeurs affichées par les organisations, on peut distinguer des valeurs qui servent de guides aux comportements internes à l’organisation, des valeurs qui influencent les comportements externes et des valeurs qui s’appliquent aux deux.
Par exemple :
EN EXTERNE | Excellence du service client Les employés sont formés pour aller au-delà des attentes des clients, en prenant le temps nécessaire pour résoudre chaque problème de manière personnalisée. Intégrité L’entreprise maintient une politique de zéro tolérance envers la corruption et assure la transparence dans toutes ses transactions commerciales. |
EN INTERNE | Esprit d’équipe Tous les membres de l’équipe se réunissent chaque semaine pour partager leurs succès et discuter des défis, en cherchant des solutions collaboratives. Transparence Les décisions de la direction sont communiquées ouvertement à tous les employés, avec des réunions régulières pour expliquer les raisons derrière ces décisions et recueillir les retours. |
EN TRANSVERSE | Générosité – Interne : Les contributions individuelles ou d’équipe sont systématiquement reconnues et célébrées. – Externe : La politique du service client est axée sur l’écoute et le dépassement des attentes, sans se presser pour conclure l’appel ou l’interaction. Qualité – Interne : Des normes de qualité strictes sont appliquées dans le travail quotidien, avec des contrôles réguliers. – Externe : L’entreprise garantit la qualité de ses produits ou services par des garanties étendues et un service après-vente attentif. |
Que risquez-vous en affichant des valeurs ?
L’embarras avec les valeurs n’est pas tant d’être affichées mais plutôt de ne pas être incarnées, autrement dit lorsque les valeurs revendiquées ne se traduisent pas par des artefacts culturels congruents. Un manque de cohérence entre les valeurs affichées et les éléments observables (structure organisationnelle, engagements, rituels, comportements, etc) s’avère contre-productif et sape la crédibilité de l’organisation. Des collaborateurs rapidement alertes à ce que l’on pourrait qualifier de cosmétique ou, pire, d’hypocrisie, sont bien plus susceptibles de se désengager. Attirer des talents pour les perdre aussitôt en raison d’une culture incohérente est terriblement coûteux. Par ailleurs, les consommateurs deviennent de plus en plus habiles à détecter et à dénoncer ces incohérences, générant par là une image délétère pour l’organisation.
Alors pourquoi beaucoup d’entreprises font-elles du “value washing” ?
Il est possible de distinguer au moins quatre bonnes raisons pour lesquelles les organisations tendent à vouloir afficher des valeurs qui ne sont en réalité pas incarnées :
- La pression sociale des consommateurs : dans un monde où les consommateurs sont de plus en plus soucieux des enjeux sociaux et environnementaux, les entreprises peuvent percevoir une nécessité à démontrer qu’elles sont alignées sur ces aspirations sociétales, même si elles ne le sont pas réellement dans leurs opérations.
- La résistance au changement : il est parfois plus facile pour une entreprise de prétendre adhérer à certaines valeurs plutôt que de mettre en œuvre des changements significatifs dans sa structure ou ses opérations.
- Un manque de compréhension ou d’engagement : certain.e.s dirigeant.e.s peuvent ne pas comprendre ou souhaiter que l’environnement du travail tracte avec lui une certaine éthique, menant alors à des déclarations de valeurs qui ne sont pas reflétées dans la pratique. En effet, pour les sympathisants de la pensée de Friedman selon laquelle “la seule responsabilité sociale de l’entreprise est d’accroître ses profits”, il peut paraître ridicule de s’engager dans un travail d’alignement.
- La peur de perdre des “performeurs” : il est aussi possible qu’en dépit de valeurs affichées et encouragées, certaines structures peinent à sanctionner les comportements déviants des collaborateurs les plus performants, créant alors un sentiment d’injustice et une perte de repères.
Que faire avec cette injonction à définir les valeurs de son entreprise ?
Notre conseil : n’affichez pas vos valeurs. Pourquoi ? Parce que cela nécessite un effort conséquent de congruence, que c’est engageant, que vous créerez des attentes et que vous serez attendu au tournant !
Mais si vous insistez parce vous percevez les avantages d’une telle démarche, une première étape consiste à remettre les choses à plat :
Qu’est-ce qui vous embête au fond : de perdre des collaborateurs ? d’avoir des employés désengagés ? de ne pas valoriser suffisamment ce qui sous-tend vos pratiques concrètes ? À quoi croyez-vous ? Quels sont vos modèles mentaux implicites ? Quel est le degré de congruence actuel entre les valeurs affichées et les pratiques observables au sein de votre organisation ?
En fonction des réponses à ces questions les pistes seront évidemment différentes. Il est néanmoins possible d’en dégager quelques unes :
Vous voulez renforcer les pratiques existantes ? Faites émerger les valeurs associées de manière explicite. Elles viendront renforcer la clarté du cadre dans lequel s’inscrivent les initiatives individuelles et collectives, simplifier la prise de décision interne ou encore faciliter le recrutement et l’adhésion aux règles et pratiques.
Vous ne souhaitez pas changer les pratiques mais les valeurs affichées ne sont pas compatibles ? Osez reformuler des valeurs pour les lier à l’existant. Par exemple, assumez votre culture basée sur le respect des règles, la conformité et l’exigence, quitte à perdre certains collaborateurs mais à attirer et fidéliser ceux qui se sentent en adéquation avec vos valeurs.
Vous êtes attaché aux valeurs affichées et vous souhaitez rebâtir des pratiques plus alignées ? Amorcer des changements ! Que ce soit des changements de processus (ex : distribuer les primes autrement), une refonte de la répartition du pouvoir décisionnel (ex : déléguer plus largement), la mise en place de nouveaux rituels (ex : créer des espaces de co-développement), etc, engagez des changements concrets en partageant le sens des transformations et en accompagnant leur mise en oeuvre.
Enfin, sans pour autant être totalement antagonistes, certaines valeurs coexistantes peuvent être plus ou moins concurrentes. Comment faire dans ce cas ? On vous en parle dans un prochain article !
Références
McShane, S. L., Steen, S. L. & Benabou, C. (2013). Comportement organisationnel. 2e édition. Montréal: Éditions de la Chenelière, p. 552.
Rokeach, M. (1973). The nature of human values, The Free Press, New York.
Mathilde Brière est psychologue sociale des organisations, docteure en sciences de gestion. Consultante-chercheuse, sa double casquette lui permet de promouvoir les avancées de la recherche scientifique dans le monde des entreprises. Ses recherches portent sur l’impact de facteurs managériaux et organisationnels sur les comportements et le bien-être des salariés. En tant que consultante, elle favorise le développement de contextes favorables à la santé au travail à travers des actions de diagnostics organisationnels, des études d’impacts humains et de formation aux pratiques saines de management. Elle enseigne en grandes écoles et publie régulièrement.