Depuis plus d’une décennie, les modèles organisationnels prônant des formes radicales d’autonomie sont à la mode : entreprise libérée, holacratie, sociocratie, organisations agiles, opales, New Ways of Working, etc. En cause : un environnement où développements technologiques et globalisation accroissent l’incertitude et la concurrence économique et invitent les entreprises à développer plus d’agilité et de capacité d’innovation.
Le paysage médiatique traitant de ces nouvelles modalités organisationnelles se compose de deux tendances fortes. D’une part ses promoteurs, qui avec une réthorique sur la liberté et la confiance, rejètent le contrôle organisationnel et revendiquent de favoriser une très grande autonomie des individus et des équipes. D’autre part ses détracteurs, qui soulignent une hypocrisie organisationnelle, des formes sophistiquées de surveillance et d’exploitation des travailleurs, une manipulation qui favorise l’autocensure, ou encore un pouvoir accru des dirigeants sous couvert d’un discours séduisant.
Si les logiques d’autonomie et de contrôle peuvent ainsi sembler antagonistes et contradictoires, comment s’articulent-elles dans les organisations dites libérées : les formes de contrôles sont-elles une négation cachée de l’autonomie ou peuvent-elles au contraire la soutenir ?
Les formes d’autonomie
La notion d’autonomie recouvre différentes réalités spécifiques qu’il est bon de distinguer :
- L’autonomie comportementale : elle renvoie aux dispositions individuelles à être autonome. Elle consiste à réguler son propre comportement plutôt que de favoriser une régulation externe par l’environnement. Elle est liée aux expériences de vie de l’individu et à ses caractéristiques personnelles.
- L’autonomie structurelle : elle consiste en la décentralisation formelle de la décision et de l’autorité et la faible formalisation des processus de travail. Il s’agit donc des modalités structurelles de l’organisation favorisant l’autonomie des acteurs.
- L’autonomie subjective : elle renvoie à l’expérience subjective et collective par laquelle les collaborateurs ont le sentiment d’être réellement autonomes avec pour conséquence l’augmentation de leur motivation intrinsèque. Ceux-ci estiment avoir un impact sur les objectifs de leur travail et considèrent qu’ils exercent des choix dans la manière d’exercer leurs rôles.
Pour illustrer comment sont susceptibles de s’articuler ces trois formes d’autonomie prenons l’exemple d’un technicien sur une chaine de production : M. Dupont se sent légitime et compétent pour appeler un fournisseur (autonomie comportementale forte). En effet, il lui semble nécessaire de se faire livrer plus tôt car il craint de ne pouvoir lui-même livrer son client dans les délais. Néanmoins, sa fiche de poste ne lui permet pas, il devrait normalement émettre un ticket qui serait ensuite traité à la réunion opérationnelle de la semaine suivante (autonomie structurelle faible). Il appelle néanmoins le fournisseur qui lui promet de faire son mieux. Le chef de M. Dupont s’étonnera de recevoir une livraison plus tôt que prévu, rabrouera son collaborateur et lui demandera de respecter scrupuleusement le processus la prochaine fois. M. Dupont est frustré car son initiative a été favorable au bon déroulement de la production, il a le sentiment de ne pas avoir de marges de manoeuvre pour bien réaliser son travail (autonomie subjective faible). |
De nombreux travaux confirment les bénéfices de l’autonomie subjective : les équipes qui se perçoivent comme autonomes seraient plus productives et performantes que les autres. L’autonomie subjective favoriserait la satisfaction, l’engagement et le bien-être des collaborateurs (Colle et al., 2017 ; Kirkman et Rosen, 1999).
Ainsi, les entreprises dites libérées tentent de créer une autonomie structurelle qui aurait pour conséquences de favoriser l’autonomie subjective des collaborateurs. Or, le lien entre ces deux formes d’autonomie n’est pas toujours automatique.
Des nouvelles formes de contrôle
En langue française, le contrôle renvoie généralement à la notion de surveillance tandis qu’en langue anglaise, « control » signifie avant tout « maîtrise ». L’approche académique du contrôle se rattache à cette seconde signification : la définition du contrôle la plus communément adoptée par les chercheurs renvoie à « un ensemble de processus qui aident à canaliser les comportements individuels dans le sens des objectifs de l’organisation » (Tannenbaum, 1969). Le contrôle est un rouage essentiel des organisations car il permet la coordination des comportements en lien avec les objectifs que celle-ci se fixe. Si les organisations dites libérées renoncent à l’obsession contemporaine du contrôle, elles ne peuvent néanmoins pas s’en passer car elles doivent nécessairement assurer une gestion à grande échelle et faire face à des enjeux de prévisibilité.
Aux côtés des contrôles classiques (ex : indicateurs de performance, nombre d’heures facturées, quantification du temps de travail), plusieurs travaux montrent le développement de contrôles spécifiques dans les entreprises dites libérées :
- de l’auto-contrôle (ex : sur ses résultats, les responsabilités de son périmètre)
- du contrôle par les pairs (ex : sur les comportements, la bonne tenue des responsabilités de chacun),
- du contrôle par le collectif (ex : sur la construction de règles communes, la coordination des tâches, la bonne tenue des réunions, le respect des processus)
- du contrôle normatif par les valeurs
Ces différentes formes de contrôle, plus ou moins formalisées, sont alors non plus réalisées par le management mais par les collaborateurs eux-mêmes. Parfois moins visible, leur pression semble tout aussi efficace voire plus puissante que les formes bureaucratiques. Ainsi, certains détracteurs dénoncent ces nouvelles organisations qui, sous couvert d’autonomie structurelle, sembleraient masquer le maintien voire le renforcement du contrôle.
La mise en œuvre du contrôle dans l’entreprise libérée… au service de l’autonomie
Une récente recherche conduite par Céline Desmarais, Jean Weidmann, Isabelle Agassiz et al. (2022) explore ce lien entre autonomie subjective et contrôle dans des entreprises dites libérées. Au travers d’entretiens, questionnaires, observations et focus group, ils se sont intéressés à la perception du contrôle et de l’autonomie au sein de 7 organisations de Suisse romande ayant mise en place une forte autonomie structurelle.
Les organisations étudiées révèlent des degrés d’autonomie subjective variables et sous différentes formes : « Au sein de notre équipe, nous sommes libres de nous répartir le travail et de décider ensemble des congés, nous gérons ensemble les horaires de travail » ; « Aujourd’hui, dans notre travail, l’essentiel c’est le travail accompli, alors qu’avant le chef mettait son nez dans tout ». Les managers occupent des responsabilités moindres ou leurs postes sont inexistants dans certaines. Malgré ces variabilités, l’ensemble des personnes interrogées partage le sentiment de bénéficier d’une autonomie subjective exceptionnelle et nombreux sont ceux déclarant ne plus vouloir travailler dans une organisation classique : « Dans un système normal, c’est compliqué d’aller dire au Directeur Général qu’il se trompe et qu’on n’est pas d’accord avec ce qu’il dit ».
La coexistence de différentes sources de contrôle est également observé : autocontrôle, contrôle par les pairs, par le collectif ou encore par la hiérarchie et contrôle normatif par les valeurs. L’ensemble des formes de contrôles formelles sont largement perçues positivement par les différentes équipes : « Le contrôle des heures est destiné à éviter que les collaborateurs ne fassent des heures supplémentaires et chacun peut réduire son temps de travail » ; « Le collectif construit des règles quand les personnes sont confrontées à des difficultés ou quand l’autonomie d’une personne pose problème à une autre » ; « Les réunions sont faites aussi pour vérifier que tout le monde avance dans le même sens, mais c’est pour aider chacun à s’améliorer et pas pour surveiller notre travail ».
Plusieurs répondants mettent en avant leur besoin de contrôle formel, considéré comme un cadre indispensable au développement de leur autonomie subjective : « Ce qui est paradoxal, c’est qu’on a construit un système qui est très cadré. J’ai compris il y a longtemps qu’effectivement, si on n’était pas clair sur le comment on fait, on ne peut pas donner l’autonomie aux gens. Tu enlèves les chefs, mais chacun doit pouvoir savoir comment faire. »
La confiance affichée des dirigeants, mais aussi la transparence des informations et les opportunités de concertation sur les dispositifs de contrôle mis en œuvre semblent également participer à la perception positive du contrôle : « Le contrôle [la surveillance] chez nous est remplacé par la transparence de l’information : par exemple, les notes de frais ne sont pas contrôlées mais elles sont disponibles pour tous, ce qui empêche les collaborateurs d’abuser car ils sont sous le regard des autres ». En outre, le système de valeurs joue un rôle essentiel de contrôle informel et semble ressortir comme un préalable à l’intériorisation du système de contraintes et des modalités de fonctionnement attendues.
Les résultats de cette recherche mettent en évidence que sur les 7 entreprises étudiées, celles caractérisées par une autonomie subjective élevée possèdent des contrôles informels plus rares, tandis que leurs contrôles formels, même nombreux et très présents, non seulement n’entravent pas le développement de l’autonomie subjective, mais au contraire la soutiennent.
Les contrôles ne sont pas intrinsèquement « bons ou mauvais »
Certaines formes de contrôle sont donc conciliables avec l’autonomie et peuvent même en encourager certains aspects. En effet, le fait de donner de l’autonomie aux collaborateurs accentue le besoin de formaliser les objectifs et de coordonner les collaborateurs ou les équipes. Plus que la source ou la nature du contrôle, il semblerait que ce soit la perception de celui-ci comme capacitant ou coercitif qui fasse la différence dans le développement de l’autonomie subjective et de la satisfaction au travail. Les contrôles ne sont pas intrinsèquement « bons ou mauvais », mais dépendent de l’intention dans laquelle ils sont utilisés et de la perception qu’en ont les salariés (Chêne et Le Goff, 2017) : ils peuvent être utilisés et perçus soit pour contraindre, soit pour habiliter.
Comme le soulignent les psychologues sociaux Edward Deci et Richard Ryan (2000), lorsque les individus interprètent une situation comme étant « contrôlante », « contraignante » ou « coercitive », leurs comportements ne sont plus motivés de manière auto-déterminée. A contrario, lorsque les dispositifs de contrôle sont conçus et perçus comme capacitants, ils permettent aux collaborateurs de situer leur travail et leurs résultats, de faire le lien entre les activités réalisées au niveau local et les résultats globaux de l’organisation. Régulièrement soumis à discussion au sein des équipes, ils apportent un soutien et une opportunité de mieux contextualiser son propre travail. Avec une volonté partagée d’en faire des outils de progression et de développement des compétences, ils sont généralement alignés avec d’autres dispositifs comme la formation.
En conclusion, cette étude nous invite à interroger les échecs des organisations ayant souhaité mettre en œuvre des modèles plus libérés. En effet, l’absence d’ingénierie de dispositifs de contrôle capacitant – à savoir des dispositifs formels faisant l’objet de délibérations sur leur nature et leurs objectifs avec une intention générale d’en faire des outils de progression individuelle et collective – semble laisser la place à des dispositifs plus informels favorisant les luttes de pouvoir.
Références bibliographiques :
- Chêne A.C., Le Goff J. (2017), Les entreprises peuvent-elles faire confiance à la confiance ?, Revue Internationale de Psychosociologie et de Gestion des Comportements Organisationnels, vol.23, nº56, p.185-204.
- Colle R., Corbett-Etchevers I., Defélix C., Perea C., Richard D. (2017), Innovation et qualité de vie au travail : les entreprises « libérées » tiennent-elles leurs promesses ?, Management & Avenir, nº93, p.161-183.
- Deci E.L., Ryan R.M. (2000), The « what » and « why » of goal pursuits: Human needs and the self-determination of behaviour, Psychological Inquiry, vol.11, nº4, p.227-268.
- Desmarais, C., Weidmann, J., Agassiz, I., Gonin, F., Konishi, M., Nestea, P., & Petermann, M. (2022). La formalisation du contrôle dans les organisations prônant une autonomie radicale: RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise, n° 46, Vol. 11(1), 25‑54.
- Kirkman B.L., Rosen B. (1999), Beyond self-management: Antecedents and consequences of team empowerment,Academy of Management Journal, vol.42, nº1, p.58-74.
- Tannenbaum R., Davis S.A. (1969), Values, man, and organizations, Industrial Management Review, vol. 10, n° 2, p.67-86.
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Mathilde Brière est psychologue sociale des organisations, docteure en sciences de gestion. Consultante-chercheuse, sa double casquette lui permet de promouvoir les avancées de la recherche scientifique dans le monde des entreprises. Ses recherches portent sur l’impact de facteurs managériaux et organisationnels sur les comportements et le bien-être des salariés. En tant que consultante, elle favorise le développement de contextes favorables à la santé au travail à travers des actions de diagnostics organisationnels, des études d’impacts humains et de formation aux pratiques saines de management. Elle enseigne en grandes écoles et publie régulièrement.