La France dispose depuis le mois de mai d’un dispositif innovant : l’entreprise à mission. Elle permet, si on est audacieux, de réellement dédier une activité lucrative à grande échelle à un projet d’utilité sociale et|ou environnementale. Les entreprises qui s’y intéressent sauront-elles faire preuve de suffisamment d’ambition pour prendre la mesure de la radicalité profonde que cela suppose ?
Loi pacte et raison d’être
La loi Pacte nous a livré enfin à la fin du printemps, la fameuse “entreprise à mission”. On en parlait depuis longtemps et le projet avait fait les gorges chaudes du monde économique opposant les “for-good” et les “autres”. Ce qui est intéressant, c’est que le législateur a permis finalement de rendre opposable aux tiers, la mission d’une entreprise. En effet, elle peut désormais figurer dans les statuts aux côtés de la raison d’être et d’objectifs sociaux et environnementaux. On quitte du coup le plancher des vaches et on conçoit désormais que la raison d’être d’une entreprise ne soit plus de seulement de faire du profit comme cela était enseigné au lycée. Désormais, la loi stipule, sans équivoque, qu’il peut y avoir une autre raison pour créer une entreprise : faire du bien à nos semblables ou changer le monde par exemple. Même si le dispositif n’est pas totalement calé, et notamment les modalités de contrôle, on sent qu’il y a du monde sur les rangs pour endosser cette nouvelle panoplie. Ce faisant, le dispositif brouille un peu les cartes en officialisant finalement qu’une entreprise peut avoir et déployer un “projet d’utilité sociale” de la même manière que des associations ou des coopératives le font depuis des décennies. Finalement, tout le monde peut faire du social de même que tout le monde peut faire du business : les usages vont progressivement clarifier le paysage sans doute et donner une place à chacun.
Performance et mission
Concours de circonstance intéressant, aux Etats-Unis, le très puissant Business Roundtable qui rassemble les directeurs généraux (CEO) des 200 des plus grosses sociétés étasuniennes a émis le 19 août cette année une déclaration solennelle sur la “mission d’une société” (“Purpose of a Corporation”). La déclaration ne propose rien moins que de “renoncer à l’hégémonie des actionnaires” (“move away from shareholder primacy”) et de mettre toutes les parties prenantes sur un même pied d’égalité en leur distribuant à toutes de la valeur (mais non pas toute la valeur !). On peut sourire et dire qu’il y a encore un gouffre entre l’intention et la réalisation sans compter qu’une telle pétition de principes ne coûte pas très cher au fond. Mais, dans le contexte néolibéral de l’ère Trump, cette initiative reste remarquable. En outre, venant de la part de sociétés cotées pour la plupart, un tel engagement sera forcément suivi d’effets a minima.
Mais n’a-t-on pas fait le plus facile ? On sent bien parmi les acteurs de l’économie “non-prédatrice” qui ont travaillé sur le projet qu’il y a quand même une petite appréhension quant à savoir ce qui va sortir du chapeau. Car tous s’accordent pour dire que la nature des premières entreprises qui se déclareront “à mission” colorera très significativement le dispositif : si nous avons des démarches sincères, le dispositif aura un véritable sens, sera crédible et contribuera certainement à faire bouger les lignes. Si on assiste à des opérations marketing de greenwashing, l’entreprise à mission aura fait long feu. Parce qu’une fois qu’on a applaudi à la mise en place de ce nouvel outil on en arrive à se demander ce qu’est une “juste” raison d’être pour une entreprise. Et c’est l’ouverture de la boîte de Pandore.
Pour preuve, un échange à bâtons rompus il y a quelques mois avec un des acteurs de la mise au point du projet de loi. Il exultait en disant qu’on allait enfin pouvoir “réconcilier éthique et performance”. L’éthique étant l’expression d’une morale et donc la définition de ce qui est bon / juste et de ce qui est mauvais, on comprend qu’il ne peut y avoir, dans le contexte d’hyper-individualisme dans lequel nous baignons, que de la subjectivité. Même s’il y a des organes de contrôle (qui auront leurs propres morales) cela promet d’être sportif. Sans compter qu’il est possible que la formulation de la raison d’être et des objectifs stratégiques, fruit de compromis et de discussions internes, soit très alambiquée et chargée de “mots valises” dans lesquels chacun mettra ce qu’il a bien voulu comprendre. On n’est à l’abri ni de la mauvaise foi ni du tour de magie. Mais soit. La question au fond est davantage celle de mettre en conformité ses actes avec ses déclarations et d’être capable de traduire sincèrement, c’est à dire sans instrumentalisation, dans le concret de tous les jours, les bonnes intentions qui seront mises en avant. Et ce, malgré la culture de la hiérarchie patriarcale qui imprègne la plupart des organisations aujourd’hui, malgré les pressions du marché, malgré l’obsession du contrôle, malgré les peurs et les faiblesses humaines qui pétrissent nos comex et tous les autres services et avec lesquelles il va bien falloir composer.
Ce qui me perturbe davantage, c’est l’injonction à la performance. Mais pourquoi faut-il absolument raisonner en termes de performance : faire plus, faire mieux, toujours plus et toujours mieux, comme si on pouvait croître indéfiniment dans un monde fini ? Et c’est peut-être là qu’il y a le plus de raison de s’inquiéter car au fond, si on veut vraiment donner à une entreprise une raison d’être qui soit réellement sociale et environnementale, j’ai bien peur qu’il faille faire preuve de radicalité et changer de paradigme. La radicalité en question peut s’exprimer, selon moi, à travers quatre leviers : le premier c’est la capacité de travailler harmonieusement, c’est à dire sans prédation d’aucune sorte, avec son écosystème ; le second c’est la capacité de l’entreprise à organiser le partage du pouvoir au sens d’une réelle subsidiarité et non pas une simple délégation de pouvoir ; le troisième est le corollaire logique : le partage de la valeur et pas seulement avec les actionnaires et salariés mais avec toutes les parties prenantes qui ont contribué à générer de la richesse ; le quatrième c’est la création d’une culture communautaire qui permet finalement au collectif de prendre soin des individus.
Résilience et mission d’entreprise
Il y a déjà beaucoup d’entreprises sur ce chemin. Elles ont considérablement accru leurs capacités de résilience et pourront traverser les crises systémiques qui s’annoncent, beaucoup plus sûrement que les autres. Elles font comme Monsieur Jourdain : de l’entreprise à mission sans le savoir. Pour l’illustrer, je partage ici des travaux réalisés en Suisse et en Allemagne, par la “Purpose Foundation”. Depuis quelques années déjà, elle offre des solutions de gouvernances alternatives. Sur le mode de groupes industriels allemands comme Bosch qui ont confié la majorité de leur capital à des fondations-actionnaires, la Purpose Foundation réinvente la répartition du pouvoir dans les entreprises. Elle a déjà accompagné plusieurs sociétés importantes en Allemagne et aux Etats-Unis dans le sens d’un “capitalisme responsable”. Elle propose des statuts qui établissent trois classes d’actions : (i) des actions qui donnent des droits économiques (dividendes) mais pas de droits politiques ; (ii) des actions qui donnent des droits politiques (droits de vote) mais pas de droits financiers – ces actions sont attribuées aux dirigeants et opérationnels de l’entreprise car ce sont eux qui prennent les responsabilités au quotidien ; (iii) des “golden shares” (dans la limite de 1% du capital) qui sont attribués à la Purpose Foundation avec comme seul droit, un droit de veto pour empêcher toute modification des statuts dans le sens d’un retour au modèle prédateur traditionnel (pas de droits financiers ni de droits politiques). La Purpose Foundation promeut le “steward ownership” magnifique expression, hélas intraduisible, qui associe la notion de “propriété” et celle de “être au service”. Ce système grave dans les statuts le fait que l’entreprise est au service d’une mission (et non l’inverse) pour la réalisation de laquelle la création de valeur est nécessaire et seulement à cette fin, pas à des fins spéculatives ni à des calculs court terme.
On regardera aussi avec intérêt les travaux d’un think-tank créé par la famille Mars il y a quelques années (propriétaire du groupe éponyme et qui n’est, étrangement, pas membre du Business Roundtable dont il est question plus haut) dans le sens d’un “capitalisme durable” avec la notion de l’économie de la réciprocité (economics of mutuality).
Puissent les entreprises françaises qui ont annoncé leur intention de choisir ce nouveau chemin, le faire dans cet esprit de rupture et de radicalité sincère.
Jean-François Boisson a près de 30 d’expériences professionnelles très variées et en particulier, DAF d’une start-up des années 2000. Il rejoint en 2013, en parallèle de ses activités professionnelles “classiques”, le collectif Ouishare dont il devient un membre actif et président de 2017 à 2019. Il est co-fondateur de Résiliences en 2018. Son expérience lui permet donc de faire des ponts entre l’approche conventionnelle du monde des entreprises et celle qu’il promeut à travers son engagement dans Résiliences. Il est membre de plusieurs clubs de dirigeants. Il intervient régulièrement dans des conférences ou masterclass et est l’auteur de nombreux articles.