Parce qu’elles ne sont pas conçues pour entrer dans le champ concurrentiel financier qui intoxique nos économies, les structures militantes de l’ESS peinent à se financer lorsque cela est nécessaire. État des lieux et des options activables.
La question du financement de structures de l’ESS est symptomatique des paradoxes et des tensions qui naissent de la période de transition dans laquelle nous vivons actuellement. Ces tensions témoignent des limites, des accommodements, des compromis voire des compromissions que nous sommes toutes et tous tentés d’opérer pour adapter nos réflexes « d’avant » aux enjeux du basculement que l’effondrement de nos sociétés financiarisées et prédatrices nous invite à opérer. Le vrai enjeu n’est pas tant de « faire autrement » que de « faire autre chose » ce qui fondamentalement amène à une forme de radicalité. Si on avait besoin d’une parabole, on pourrait dire que l’idée n’est pas de fabriquer des véhicules électriques pour remplacer des véhicules thermiques (« faire autrement ») mais plutôt d’imaginer des mobilités douces, créatrices de liens et plus locales (« faire autre chose »).
« Nous cherchons des utilisateurs qui vont pouvoir financer le projet et non des financements pour chercher des utilisateurs »
Le mouvement des plateformes coopératives est une bonne illustration des questions auxquelles ces pionniers du « autre chose » sont confrontés. Bien loin des « startups for good » qui, pour la plupart, ne font que reproduire des schémas néo-libéraux mortifères, ces organisations militantes expérimentent des modèles et des financements qui pourraient préfigurer ceux de demain. Pour mémoire, une plateforme coopérative est une plateforme numérique qui agrège un écosystème autour de la production de biens ou de services, mais aussi de communs. Les structures coopératives sont d’excellents véhicules juridiques pour éviter la captation de valeur au contraire des plateformes prédatrices que nous connaissons tous. Ces structures possèdent toutes des modèles économiques qu’ils soient marchands (exclusivement basés sur des transactions achat / vente et du capital) ou hybrides (avec en plus des financements issus du régime du mécénat ou de la contribution de membres bénévoles).
Le 3ème Forum des Plateformes Coopératives le 20 septembre dernier à Paris a permis de prendre la mesure des enjeux de fond. Historiquement, ceux qui ont inventé le système coopératif avaient tout organisé pour que le financement ne puisse venir que des sociétaires. Les financements de haut de bilan par des tiers comme des banques ou des fonds n’étaient pas prévus. L’accès à des financements en fonds propres ou quasi-fonds propres extérieurs est assez récent. C’est que la raison d’être de la coopérative n’était pas d’entrer en compétition avec le secteur marchand en « faisant autrement » même avec les meilleures intentions du monde, mais franchement de « faire autre chose » en créant d’abord une communauté orientée et alignée sur un projet d’utilité sociale. Une membre de Coopcircuits, une coopérative qui propose une plateforme open-source pour les organisateurs de circuits courts, l’a d’ailleurs bien exprimé s’agissant de la recherche de fonds : « nous cherchons des utilisateurs qui vont pouvoir financer le projet et non des financements pour chercher des utilisateurs ». Renversement total de perspective. Cela tombe bien car on voit bien à quel point il est difficile pour des sociétés de personnes de se faire financer par des sociétés de capitaux. Qu’il s’agisse de fonds d’impact ou équivalent comme la Banque des Territoires, le modèle de ces structures consiste à prêter de l’argent (même sur des maturités longues) en échange d’un rendement plus ou moins élevé en fonction du niveau de risque. Et on ne peut pas demander à des acteurs privés ou publics de devenir philanthropes qui plus est avec de l’argent qui leur a été confié.
Certains projets d’utilité sociale ont un besoin important de fonds propres même s’il est difficile pour des sociétés de personnes de se faire financer par des sociétés de capitaux.
On pourrait très valablement se satisfaire d’un monde dans lequel les organisations se développent à la mesure de leurs moyens. La limite de cette approche c’est l’urgence dans laquelle l’effondrement social et environnemental nous plonge et nous pousse à agir : il est possible que nous n’ayons pas le temps d’attendre un développement raisonnable et raisonné pour mettre en place des initiatives qui participent de ce monde nouveau auquel nous aspirons tous. Le cas de Mobicoop est tout à fait éloquent à cet égard car pour que le modèle fonctionne, il faut une masse critique d’utilisateurs de la plateforme. Et on a du coup bien besoin dans ce cas d’abord de trouver des financements pour chercher des utilisateurs. L’équipe s’est épuisée pendant 4 ans pour collecter quelques centaines de milliers d’euros et ce ne sera sans doute pas assez car lorsqu’on porte un projet d’utilité sociale (coopératif) associé à un projet d’intérêt général (nécessaire à la transition sociale et écologique sur un territoire), il faut sans doute envisager que le financement du projet vienne aussi de l’opérateur de la plateforme et non pas seulement des utilisateurs comme l’esprit coopératif le ferait plus logiquement. Et donc que l’opérateur trouve des financements adaptés. Et on retombe dans les mêmes limitations.
Le financement des structures de l’ESS nécessite beaucoup de créativité et de ténacité.
S’il faut bien sûr continuer à mobiliser les dispositifs qui existent (titres ou prêts participatifs associés ou non à des prêts bancaires privés ou publics, etc…), il faut aussi imaginer en plus d’autres pistes. La première consiste, lorsque cela est possible, à mettre en place des modèles de revenus hybrides pour maximiser les sources possibles de développement : une association qui porte le projet d’intérêt général, actionnaire unique d’une SAS de l’ESS pour les activités marchandes et un fonds de dotation pour drainer des fonds issus du régime du mécénat*. La seconde consiste à impliquer les collectivités publiques territoriales dans la gouvernance coopérative (il est possible d’une structure publique devienne sociétaire d’une SCIC dans certaines limites) et à leur demander, comme cela est désormais possible depuis quelques mois, d’intervenir en fonds propres. Ce faisant elles joueront le rôle de facilitation et d’encouragement qui est attendu de la puissance publique pour fluidifier la transition sociétale dans laquelle nos sociétés sont engagées. La troisième n’existe pas encore à ma connaissance mais pourrait consister à lancer un fonds de dotation ou une fondation, financée par les acteurs de l’écosystème coopératif (comme cela existe en Italie) mais aussi par des sociétés privées soucieuses de financer la transition. Ce fonds pourrait intervenir à fonds perdus dans des opérations de financement en haut de bilan sur des projets d’utilité sociale.
Laissons chacun agir en cohérence avec sa raison d’être profonde : les coopératives pour l’utilité sociale de leurs sociétaires, l’État pour le bien commun, les organismes financeurs pour rémunérer leurs bailleurs de fonds. Et probablement que cela produira les effets attendus.
Vous souhaitez en discuter avec nous ? N’hésitez pas à nous contacter !
*Les domaines d’éligibilité fiscale pour les projets d’intérêt général sont (au moins un domaine parmi les suivants) : philanthropique, culturel, sportif, éducatif, scientifique, humanitaire, social ou familial. Nul doute que la plupart des projets de l’ESS peuvent d’y retrouver.
Jean-François Boisson a près de 30 d’expériences professionnelles très variées et en particulier, DAF d’une start-up des années 2000. Il rejoint en 2013, en parallèle de ses activités professionnelles “classiques”, le collectif Ouishare dont il devient un membre actif et président de 2017 à 2019. Il est co-fondateur de Résiliences en 2018. Son expérience lui permet donc de faire des ponts entre l’approche conventionnelle du monde des entreprises et celle qu’il promeut à travers son engagement dans Résiliences. Il est membre de plusieurs clubs de dirigeants. Il intervient régulièrement dans des conférences ou masterclass et est l’auteur de nombreux articles.