Plaidoyer pour un partage de la valeur réellement équitable

In Gouvernance by Jef Boisson

Malgré la richesse des dispositifs existants, le partage de la valeur ajoutée reste encore inéquitable. Personne ne s’est encore attaqué au fameux “goodwill”, source de grandes injustices. Explications. 

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Crédit : Josh Appel on Unsplash
 

La question du “partage de la valeur” s’invite chaque jour davantage dans notre actualité sociale et économique. Lorsqu’on parle de “justice sociale” c’est en effet inévitablement un sujet auquel on pense très rapidement. Mais parallèlement, les modèles d’entreprise qui font aujourd’hui une part croissante à l’autonomie et à la responsabilité des salariés, créent forcément un appel d’air : à l’époque du modèle pyramidal, on acceptait volontiers que le partage de la valeur soit inéquitable puisqu’en échange, on pouvait vivre paisiblement à l’ombre d’une hiérarchie déresponsabilisante. En revanche avec des modèles dans lesquels la subsidiarité se développe, il est normal que le surcroît de responsabilités, tout émancipateur qu’il soit, appelle aussi un surcroît de part du gâteau. 

L’institut Montaigne a d’ailleurs publié en juillet 2022 un cahier de réflexions sur le sujet intitulé “Partage de la valeur : salariés, entreprises tous gagnants”. Le document conclut à la qualité des dispositifs actuellement à la disposition des entreprises françaises (plutôt pionnières en la matière d’ailleurs dans le sillage des mesures issues du gaullisme social qui ont suivi la dernière guerre). Il invite les dirigeants d’entreprises à d’abord dépasser les freins qui empêchent le déploiement de ces mesures et ensuite à ne surtout pas réinventer de nouveaux dispositifs avant d’avoir pu mettre en œuvre ceux qui existent déjà. Grande sagesse ! 

La conclusion de ce grand think-tank à la française invite, il me semble, à aller plus loin. On peut commencer par préciser que le partage de la “valeur ajoutée” dont on parle ici n’est autre que celui du surcroît de richesse économique créée par l’activité de l’entreprise, laquelle avait pour seule finalité, jusqu’à la loi PACTE de 2019, de “générer du profit”. 

Un partage écosystémique de la valeur prend en compte la contribution de toutes les parties prenantes, dans le temps et dans l’espace, à la prospérité de l’entreprise. 

L’entreprise, en France et dans les pays sociaux d’une manière générale, partage d’ores et déjà énormément de valeur ajoutée. Elle participe au financement de la collectivité nationale / locale avec les impôts et taxes ; elle met en œuvre avec les salariés ces fameux dispositifs d’intéressement, de participation, d’actionnariat salarié, … ; elle octroie aux clients et aux fournisseurs des remises de fin d’année ou des grilles de tarifs dégressifs ; elle rémunère avec des dividendes ses actionnaires qui ont financé l’entreprise et pris des risques ; elle peut même fertiliser le territoire et les initiatives sociales / environnementales en faisant des dons. Si elle dégage du résultat, elle fait quelques réserves indispensables pour financer les coups durs ou son développement. Il me semble par conséquent qu’il n’est pas juste de regarder la question du partage de la valeur uniquement du point de vue des salariés comme l’a fait l’Institut Montaigne dans son cahier à l’instar de la plupart des politiques ou des économistes. Il faut la regarder d’un point de vue écosystémique en prenant en compte la contribution de toutes les parties prenantes à la prospérité de l’entreprise. Et là aussi, comme nous venons de le détailler,  les dispositifs existent et il n’y a qu’à les activer. 

Mais alors pourquoi peut-on encore affirmer que le partage de la valeur est encore inéquitable ?

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Crédit : StartupStockPhotos de Pixabay

Le partage du “goodwill” en cas de cession de l’entreprise profite essentiellement aux actionnaires et non à l’ensemble de parties prenantes qui ont créé de la valeur au cours du temps. 

En fait, c’est plutôt au moment où l’entreprise est vendue, partiellement ou en totalité, que se situe la grande injustice du partage de la valeur. En effet, lorsqu’il y a des transactions sur les actions d’une société, on doit déterminer… son prix de vente. Il existe plusieurs méthodes de valorisation des entreprises mais la plus prudente est celle qui consiste à calculer la “situation nette” ou la “valeur nette comptable” (VNC). Schématiquement cela revient à déterminer la quantité de cash qu’il resterait dans l’entreprise si on avait récupéré toutes les créances (clients, Etat, …) et payé toutes les dettes (salariés, banques, Etat, …). Cela se résume souvent aux fonds propres. Bien souvent, on ne va pas plus loin et la grande majorité des entrepreneurs qui ont trimé toute leur vie dans l’entreprise, la cèdent pour une poignée d’euros seulement. Mais dans certains cas plus médiatisés (startups, sociétés cotées, …) le prix de vente est bien plus élevé que la VNC. La différence entre le prix de vente et la VNC s’appelle le “goodwill”. Et là, le partage de la valeur est réduit à sa plus simple expression car en dehors d’enrichir les conseils en fusion-acquisition, les avocats et les banques, seuls l’Etat (grâce aux taxes) et les actionnaires profitent du bonheur d’une valeur ajoutée créée en réalité par tout un écosystème au cours du temps. 

Alors que faire ? Évidemment difficile d’avoir une solution parfaite qui rendrait à chacun, mort ou vif, selon sa contribution au cours du temps. Il me semble qu’on pourrait commencer par mieux partager avec la collectivité territoriale qui a abrité l’entreprise au moyen d’un système de taxes locales / nationales élevées de manière à ponctionner 25% du goodwill. On pourrait aussi encourager le financement de projets d’intérêt général grâce au mécénat puisé sur le goodwill à hauteur de 25%. Pourquoi ne pas alimenter d’ailleurs de cette manière un fonds national qui permettrait de financer à fonds perdus, les sociétés de personnes (coopératives, associations) qui ont tant de mal à trouver des fonds ? On pourrait aussi prendre 25% de ce goodwill pour financer les plans épargne entreprise (PEE) des salariés présents au moment de la transaction au prorata de leur ancienneté. Le reste (25%) pourrait être partagé entre l’entreprise elle-même et les actionnaires. Je pense qu’il est en revanche difficile techniquementd’envisager de partager le goodwill avec des fournisseurs ou des clients. 

Ces mesures sur le partage du goodwill demanderaient à être discutées et enrichies. Elles devraient surtout rester simples dans leur mise en œuvre pour être applicables. Elles permettraient alors, en complément des nombreux dispositifs très efficaces qui existent, d’effectuer un partage sincère et presque parfaitement équitable, de la valeur ajoutée créée, surtout dans le cas des sociétés de capitaux.